Une ombre qui filait à même le sol, élégamment enveloppé d'un tissu d'obsidienne ; la silhouette familière, une féminité presque éludée par le déclin progressif de l'astre solaire, Nora était ici en son domaine. Avec le temps, elle avait conquis les moindres recoins de l'endroit, retenant jusqu'à la plus infime parcelle de ténèbres—pour un homme qui avait vu le monde, ce village te semblait déraisonnablement mince.

Sombre et étroit aux instants qui voyaient ton sacre, impératrice de ces rues, louée aux regards des entités se vantant de connaître cette carapace vide.
Répugnant humanité, désirs abjects et
Jugement infecte qui te tortionne dans la haine
Un sourire amer, dégoupillé par ces souvenirs dégoûtants.

Cette ville, à la mesure des jours, contribuait à ta mauvaise humeur permanente, et son étroitesse te donnait le sentiment d'être enfermée en cage.

De la nostalgie ou du désir d'un chef de clan impétueux, tu ne savais pas ce qui t'avait poussé à revenir jusqu'ici : il ne restait, d'une époque lointaine, plus que de vagues souvenirs, survivants de la boucherie civile qui déchirait tes entrailles. Tu régnais, à n'en pas douter—mais le dangereux éveil de ces personnalités multiples, conçus comme simples outillages, semaient le doute en tes souvenirs.
Tu sentais les picotements émotifs de ces immondes chapardeurs alors que seule une rassurante vacuité se devait de répondre à tes actes nocifs.

Cette humanité, tant glorifiée par la redoutable majorité
Se manifesterait-elle ainsi ?
Dans cette solitude si profonde
Une scission interne y trouvait-elle remède ?

Absurde, osais-tu penser ; et comme unique régent de tes propres pensées, tu diluais la doucereuse personnalité de cette chienne insolente dans ces tourments implacables qui attisaient ta colère.
Fulminante, faune fanée par ces sentiments de braise, il ne restait d'elle que cette apparence nécessaire alors que ses pittoresques membres franchissaient, en toute grâce, le pavillon du salon de thé.

Tu réduisais tes sorties au strict minimum pour éviter de te laisser submerger par l'écho de la vie alentour : tout, en ces quotidiens mondains, te laissait tendre vers un indescriptible dégoût.
Avec l'irrépressible lenteur donnée à cette comédie vivante, elle prit place à l'une des tables vides indiquées par le gérant et patienta en silence, attendant l'arrivée de sa douce compagnie avant de commander.

Le récipient tendrement posé devant ses iris de feu, sa beauté attirait la pétillante attention d'une jeune âme, drapée de son sobre uniforme—et Nora répondit à ses attentes par un maigre sourire de remerciement. Laisse-moi, songea-t-elle avec une impatience modelée d'agacement, désireuse de profiter d'une intimité nécessaire. Ou plutôt désireux, osa-t-elle présumer ; et tu attendais dans l'ombre, bercé par la répugnante quiétude de cet élégant décor.
Il n'arriva pas immédiatement.
Quelques minutes passèrent, et ta vulnérabilité, si feinte qu'elle fut, hérissait ton corps d'un dégoût telle que tu en vidais ton thé, avant qu'il n'arrive. Des cheveux d'ébène, un beau visage qui ne se souillait jamais de ridicules émotivités, c'est ce qui le rendait si reconnaissable.

Malgré les années passées, il semblait impensable de ne pas reconnaître Natsuo Maeda. Fidèle à lui-même, dans une aisance invoquée par son indifférence : il n'attendait pas plus de cette rencontre qu'il n'en souhaitait une quelconque issue. La curiosité, ou la courtoisie, au mieux, l'avait poussé à accepter le rendez-vous—et il ne restait de votre lien d'antan que quelques souvenirs embrumés.

L'un comme l'autre, vous n'aviez pas plus de tendresse que de nostalgie ; et si à l'occasion, Nora arrondissait tes humeurs, tes mémoires passées contribuaient à les embraser. Cette fois glacé, un regard en coin intima au serveur à vous laisser en paix, mais mal à l'aise, il persista. « Monsieur, si vous ne commandez pas... »

Ton regard s'endurcit, et il aurait pétrifié le plus impassible des hommes—doigts crispés proches de ta baguette, tes dents serrées—si tu ne les avais pas clos dans l'instant. Silencieusement, tu respirais pour te calmer.
Insolence.
Car la colère, comme souvent, ne menait à rien. Amenez-nous une bouteille de saké. Le thème échappait totalement aux normes de l'établissement, mais tu t'en moquais. Ne serait-ce que dans un intérêt culinaire, il y avait forcément de l'alcool ici—et tu te souvenais vaguement qu'à l'époque, Natsuo n'y était pas impassible.

J'ai vu le monde, résumais-tu avec patience, sans chercher à en dire davantage : tu avais voyagé, cherchant à t'accoutumer de nombre de cultures et de connaissances. L'occident, notamment, différait en bien des points, et ces dernières années connaissaient nombre de bouleversements.
Certains raisons m'ont poussé à revenir.
En ce point, tu ne mentais pas. Tes yeux scrutaient son visage, dans le vain espoir d'y apercevoir une quelconque émotion—l'exercice était aussi utopique qu'amusant. Concentré sur lui, tu ne remarquais même pas le serveur déposer une bouteille et deux coupelles à votre table.

Mauvais, songeais-tu à la vue de l'étiquette, mais ça n'avait rien d'étonnant. C'était déjà surprenant qu'ils aient trouvé de quoi vous servir—mais tu restais apathique à l'effort. Boire cette immondice ne te tentait absolument pas.
Il paraît que tu as combattu les mauvais esprits, Natsuo. Je serai curieux d'en entendre davantage.
Avide, un sourire s'échoua sur ses fines lèvres rougies.
Tu ne bois pas ?

Au regard d'un inconnu, Nora incarnait la douceur
Aux regards incongrus, la luxure dont ils ignoraient la douleur
Un esprit solitaire, cantonné à ce rôle dont tu jugeais les limites
Nora n'existe, sans que nulle vie ne lui soit concédée.

Il est vrai que je ne t'aurai jamais imaginé prendre parti. Je suis curieux de savoir ce qui a poussé ta décision, Natsuo.

Et tu savais, pourtant, tu connaissais les conséquences ; tu considérais la balance, funambule sur le fil d'une folie des grandeurs ; Meruem, dont le nom n'était qu'usurpation ; un nom de naissance, dont tu considérais le malheur—et si tu pouvais, rien qu'une fois, selon le coup du destin. Et si tu pouvais, pour ton seul être, t'évader des mémoires. Natsuo savait, dénué d'intérêt pour cette blessure qui t'amputait de perfection ; Natsuo savait, comme un danger ambulant : dévoué aux autres, sans en saisir la raison, soignant les seules blessures dont il comprenait les douleurs. Lié par le corps, à défaut d'un vrai cœur, juxtaposé aux autres, par ce biais altruiste dont il ne feignait nulle douceur : à quoi bon ?

Le profit de ses actes, la raison de ses écarts, l'impassible expression—interrompues, par amusantes intermittences, de son agacement récurrent—gardait son cœur étanche ; et Natsuo, dans cette droiture presque malsaine, demeurait solitaire. Pour toi, ermite dont le monde ne pénétrait ton cœur, tout effort perdait de son sens ; pour toi, dont les talents garantissait ta liberté, tu n'en saisissais l'intérêt. Quel bien trouvait-il à cela ? Ou, comme ton esprit te le glisserait bientôt, de quel mal se repaîtrait-il enfin ?

La douleur des visages, la couleur d'une hémoglobine coulée ; l'espoir dont il rebâtissait les marques, la reconnaissance dont il jouissait parfois ? Même la mort, pour qui l'avait tant provoqué, te laissait de marbre—et le contact du macabre, si doucereux qu'il soit, ne suffisait à te mettre en mouvement. Titan intacte, survivant, oublié des mémoires ; portant le poids du monde, à chaque instant, comme pour y trouver la raison de ta présence en son sein.

Eh bien, cède à nouveau, si le cœur t'en dit ! Pareilles péripéties méritent de se diluer en un plus tendre souvenir, et l'alcool ne cesse jamais ses merveilleux. J'aimerais l'accompagner d'un récit, hélas, j'ai bien peur que le monde ne soit le même partout.

Tes yeux, brûlant d'une curieuse ardeur, ne lâchait pas les siens, cherchant à en décrypter toute pensée. Un sentiment, une hésitation. Une émotion quelconque, la preuve de ses actions—et pourtant, gonflé d'espoir, tu ne contemplais que cette vacuité d'obsidienne, navrante et prévisible, mais dont tu espérais le terme. Natsuo, plus que beaucoup, captivait ton intérêt, lui qui ne flanchait jamais. Natsuo, plus que quiconque, te décodait si bien ; de tes humeurs imperceptibles à la franchise de tes phrases, de tes nauséabonds penchants à la futilité de leur adoption.

Au fond de ces limbes de mensonges, il n'en restait rien ; derrière ces échanges cordiaux, vous n'étiez que des monstres, liés au monde, dans un contrat dont vous maudissiez les termes.

Je vais être franc, Natsuo. Je sers une cause différente de la tienne, et je souhaite t'en faire partisan. Les politiques te sont égales, j'en suis conscient—il en va de même pour moi—mais la liberté dont nous jouissons pourrait, qui sait, t'aider dans tes recherches plus... personnelles.

Les lèvres s'affranchirent de ce sourire mielleux, perdirent cet éclat écarlate pour retrouver leur sombre pâleur, gardienne de ta rauque voix. Les cheveux retombèrent de part et d'autre de ton visage, le ruban dénoué sous l'impulsion d'un geste de main, ton bras avait semblé s'allonger à l'extrémité de tes épaules désormais plus larges, étendant l'ombre de ta silhouette plus loin à même un sol immaculé. Enfin, les vêtements s'élargirent au même titre que des membres gonflés par des muscles retrouvant leur forme caractérielle, sans que toi-même ne puisse les qualifier d'originelle.

Ton corps, comme il s'imposait naturelle face à l'abrupte suppression de toute magie, troquant la douceur féminine de tes traits pour un visage si juvénile qu'on l'eut cru extirpé de vos souvenirs d'antan : il n'était nul question d'une femme abandonnée aux vices nocturnes du seul village magique du pays du soleil levant, mais de la figure obscur d'un homme effacé de la surface du monde—mais indélébile de la mémoire du seul être, sans doute, pouvant se vanter d'égaler sa perfidie. Meruem Tsukino se montrait enfin. Bien que Natsuo n'eut jamais été tourné vers la voie du mal à laquelle tu étais dévoué avant même de l'avoir connu, vos âmes sonnaient de ce même glas funèbre, dépeignaient la même noirceur typique de votre vacuité émotionnelle.

Ton visage avait survécu aux affres du temps, et pareilles à planétoïdes enflammées de mille tourments, décortiquaient la moindre expressivité que cet homme était encore capable de présenter au monde.

Je sers la cause des Yuutsu dont je n'estime pas Seimei comme le maître. Je n'ai, par ailleurs, pas le moindre argument qui aille en la faveur de cette idéologie, car je m'en moque éperdument. La liberté est mon dû et c'est là-bas que je m'en rapproche le plus.

Rapproche, seulement. La vérité pendue à des lèvres incapables de mensonge quant au rêve dont tu fantasmais encore la toute réalisation, ta position n'était pas aussi confortable que tu voulais bien l'admettre—avoir des comptes à rendre t'était véritablement détestable. Rajan avait sur la famille une forme d'autorité indéniable, et s'il avait accepté de plier aux conditions incongrues d'un ermite tel que tu l'avais été durant de longues années, sa tolérance était ce que tu pouvais espérer de mieux : quel avenir espérer dans un monde où le ministère, cruel et mystique, remportait une victoire où son châtiment s'abattrait sur une famille dont tu ne pouvais t'émanciper entièrement ?

Combien de semaines, de mois, d'années avant que la justice ne rattrape ce visage aussi changeant qu'un monde bouleversé par des êtres qui n'avaient rien à y faire ? Par défaut, par choix, par dépit, peu importe ; tu avais choisi ton meilleur parti et si, à présent dénué de tes moindres artifices, tu te présentais à Natsuo, ce n'était pas sans raison.

Cette cause implique des sacrifices, et tu ne te battras plus pour cette école mais pour les Yuutsu. S'il t'arrive d'être sentimental comme tu le dis, ces écarts prennent fin ici. Ah, et, une dernière chose...

Un gloussement étouffé dans ta gorge, il releva d'un profond exploit que de retenir le sarcastique sourire qui menaçait d'assaillir aussitôt tes lèvres. L'éventualité d'un pouvoir, si éphémère qu'il soit, t'était hautement délicieuse : Natsuo n'était pas homme à se laisser contrôler par autrui—en témoigne ta sincérité de l'instant, et dont seul lui pouvait se vanter d'avoir témoigné des vertus—mais tu avais en ta possession une information suffisamment solide pour parvenir à ébranler sa détermination.

J'ai des informations susceptibles de t'intéresser, Natsuo Maeda. Lorsque tu auras considéré sérieusement mon offre, je t'en dirai davantage—après tout, je ne fais pas dans le bénévolat.