La magie possédait des aspects tout à fait étonnants. Je me retiens de rire, à m’en faire mal aux joues. Sacré cuisiniste, enchanter la nourriture pour ne pas se la faire voler. Ingénieux et tout bonnement drôle. Je me dois de le rencontrer, au moins pour féliciter ce fait. Le légume vert au creux de ma main n’avait rien d’appétissant. De toute manière, je ne suis guère friande des brocolis. À l’entente de ses mots, je reporte mon attention sur l’enfant à mes côtés. Ses cheveux en bataille, ses grands yeux éclairés, sa pique me fait imperceptiblement serrer des dents.

Sérieux ?  

Ce gosse n’a pas sa langue dans sa poche, il faut l’avouer. Je n’arrive pas à savoir si je trouve cela excellent ou alors… dangereux. Quoique, je ne me présente pas comme un exemple. Toujours la première à parler, à raconter joyeusement n’importe quoi, la vie est un théâtre. J’en suis devenue une comédienne.

J’aime le spectacle.
Je m’en délecte.

- Déjà je ne suis pas lourde. Et je ne mange pas que de l’herbe, répliqué-je.

Que me prend-il à discuter avec ce jeune ? Je n’apprécie pas la compagnie, je m’amuse plutôt d’autrui. Alors, bon, qu’est-ce qui m’empêche de m’en aller ? Rien, et de toute manière, il ne me laisse pas le temps de filer. Il commence à partir dans des fabulations. Bon sang, il en a de l’imagination. Je reste silencieuse, spectatrice de ses mimiques insolites et de ses paroles sans queue ni tête. Me fait-il rire ? Peut-être. Je crois bien qu’un léger rictus apparaît sur mon visage.

Je ne suis pas attendrie, plutôt moqueuse de cette crédule innocence. Tente-t-il de me faire peur ? Cette naïveté que j’observe, une part nostalgique de moi aimerait la retrouver.

Une autre moi d'il y a 8 ans, écrasée par la mort et le sang. Une ombre plane inconsciemment, toujours omniprésente.

- Ne t’inquiète pas pour moi. Je pense que je saurais me débrouiller. Les personnes me terrifiants se comptent sur le des doigts d’une main. Les gens de Mahoutokoro n’en font pas encore partis.

D’un oeil avisé, je détaille cet inconnu. À quelle famille appartient-il ? Quel est son nom ? La curiosité me ronge, un défaut que mon frère a tenté de supprimer. Le parfait assassin ne peut pas être curieux. Il n’est qu’obéissance. Je me relève, époussette mon uniforme intact, puis relève mes pupilles sur sa petite stature.

- Je suis peut-être tombée sur toi, mais pour raser les murs comme tu l’as fait c’est que tu cherches à ne pas te faire prendre.

Amusée, je ne cherche pas à rallonger mes propos. Qui sait ce qu’il voulait fuir… Ce n’est pas mes affaires.

J’hésite un instant à partir, le laisser ici en plan. Je ne lui dois rien, et notre chute fait partie du passé maintenant. En plus de se montrer impertinent, cet enfant me regarde de bas en haut avec une impertinence non-dissimulée. Ne pas en tenir rigueur. Je me répète cela. Il est jeune, insouciant, avec une pointe évidente de sarcasme.

Bon sang.

Je me retiens de lui envoyer une remarque ou d’éduquer ce… Je le détaille de nouveau. Un Hayashi ? J’ai entendu des faits les concernant. On se dit qu’il possède une longue lignée d’une chevelure si opaline qu’elle reflète la lumière du jour. Est-ce véritable ? Du moins, j’ose le croire en apercevant cette chevelure exemptée de tout autre couleur.

Encore avec cette herbe ? De quoi je me mêle… Ma nourriture ne regarde que moi à ce que je sache. Je prends définitivement les choses trop à coeur. Mon esprit se trouve chamboulé au même titre que ma chute… Mes lèvres s’étirent, presque mauvaise.

- Dommage… Quand j’ai très faim, je mange les petits enfants aux cheveux blancs qui rasent les murs des couloirs.

Je dévoile mes dents blanches, une étincelle faussement menaçante. Autant s’amuser. Faire peur à un gamin peut sembler pathétique, alors qu’à mon humble attention cela pique mon intérêt fugace. Je le laisse baragouiner son monologue sans queue ni tête. Il me perd, je n’y comprends plus rien. Bon, point positif j’avais vu juste. Il fuyait quelqu’un. Mon intuition s’affute avec le temps. Un souffle de fierté me gonfle furtivement.

Un sourcil se lève. Moi douée ? Quel charmant compliment. Si naïf que je pourrais le croquer en une bouchée, si naïf que son sang coule d’une innocence immaculée

Je fais un pas de côté, garante d’une allure quasi-prédatrice. Je serais capable de le réduire en cendre et de le tuer pour le bon vouloir d’un maître supérieur. Mais je ne ferais rien, même si mes propres émotions dérapent. Je suis une marionnette. Rien de plus.

Mes épaules se détendent.

- Je suis bien plus douée que tu ne peux le croire. Je te souhaite d'ailleurs de ne pas recroiser ma route… à l’avenir. À moins que tu veuilles finir dans la marmite du cuisinier.

Un grand sourire s’offrant au monde. Je joins mes mains derrière mon dos. Un rire cristallin m’échappe. Je cache au fond de moins cette noirceur d’un mal-être impersonnel.

Cet enfant a bien des réactions que je ne saurais jamais imaginer. Intriguant, drôle et insouciant. Son imagination ne possède ni limites, ni barrières. Chose que moi - au contraire- j’ai perdue. Chose que j’enviais déjà étant jeune. Les autres s’amusaient, tandis que je suais à en saigner pour entraîner ce corps faible et cette âme fragile. Pourquoi me rappelle-t-il cette époque révolue ? Tous les enfants seront un jour des adultes. Tous les êtres vivants finiront sous ma baguette ou ma lame. Il n’y a aucune différence, aucune volonté de les dissocier.

Je dois m’éloigner de cette image innocente.
Elle finira tacher de mes mains.

Les sons enfantins de son rire me parviennent, me faisant quitter ma torpeur. Cette jeunesse… Je ne l’ai jamais eu et je ne l’aurais jamais.

M’entendre avec le cuisiner ? En voilà une drôle d’idée. Personne ne m’apprécie réellement. Coquille esseulée, je vagabonde dans ces couloirs dans l’attente inexorable de ma majorité. Devenir autre chose qu’un assassin, le choix ne coexiste guère avec les aspirations sanguinaires des Tsukinos. Un sourire carnassier s’étire. Un bon plat ? Cet enfant fait une proie si facile pour ce monde.

Dois-je révéler cette identité qu’est la mienne ? Le plus important est de découvrir la sienne. Qui sait à qui j’ai affaire en cet instant. Je m’approche, pose une main sur son épaule, plonge mes abysses dans la clarté océanique de ses iris.

- Je te dirais mon nom si tu me dis le tiens. Ou sinon, qui sait ce que je vais manger ce soir… Parce que, à part un brocoli, je n’ai rien. Oh, mais non, tu es juste devant moi.

M’amuser, encore et toujours.
Oublier, jusqu’à en danser ivre.

Je doute qu’il se trompe, ma couleur de peau, mes traits atypiques. Nous sommes à l’opposé l’un de l’autre, le jour et la lune. Sa peau blanche, luisante presque argentée, contraste avec la mienne basanée. J’ai brûlé trop près du soleil, quant à lui il bénéficie de la volupté de l’astre chimérique de la nuit.

Je devrais partir.

Je comprends qu’il ne me laissera pas partir si facilement. Malin, j’assimile nos échanges et les relie entre eux. Il me parle, me pose des questions, joue de cette innocence enfantine. Douée, il finit par avoir les informations qu’il désire sur moi. Plus tard, il sera sûrement quelqu’un d’exceptionnel. Je veux voir cet avènement. Je garde à l'œil cette personne. Ce gamin qui deviendra adolescent et par la suite adulte.

Moi, je suis encore aux prémices de cette existence. Alors pourquoi ai-je la sensation d’avoir déjà vécu ? Quelle est ma réincarnation ? Quels sont mes crimes dans ma précédente vie ? Qui sait… J’oublie l’espace d’un instant, à son contact, toutes les responsabilités sur mes épaules.

- Craquer pour toi ? Pense que c’est le cas alors, car je n’hésiterai pas à te croquer si tu m’embête trop.

Un sourire carnassier, si narquois, révèle l’éclair de malice dans mes pupilles. Je l’observe de haut. J’écarte un pied en arrière, amorce ma sortie. L’amusement touche à sa fin. J’ai besoin de reprendre ma route, solitaire, seule et esseulée. Pourtant, j’ai choisi ce chemin. Je ne peux pas le rejeter après tant d’années. Changer de direction, pour cela l’heure est déjà passée.

Mon brocoli, un petit rire m’échappe à ce souvenir que je vois maintenant lointain. En assaisonnement tout du moins.

Un pas en arrière.
Deux pas en arrière.

Je me détourne, énigmatique, un sourire sur les lèvres. Mon prochain repas ? Je souhaite bien manger, en effet. Je me stoppe en attendant son prénom. Le mystère absolu se dissipe. Je me délecte d’avoir réussi. Un Hayashi. Mes déductions sur cette tignasse à l’effigie de la lune ancestrale ne s'étaient point loupées. Je jette un œil en arrière. Est-ce ton frère, un cousin ou de la famille, Yori ? Quel drôle de hasard de tomber sur les tiens. Le destin se joue de nous, encore. Son sourire me rappelle d’étranges et lointains rêves. Une utopie longtemps dépassée.

Ce n’est rien.
Mon choix a été fait.

Moi, c’est Ninmah Tsukino. Tâche de ne pas oublier mon nom l e mioche.

Je le laisse derrière et affronte mon avenir. Je le laisse derrière et l’image de mon passé qu’il me rappelle. Je le laisse derrière avec ce sentiment étrange d’une nostalgie révolue. Le brocoli dans ma main reste le souvenir de notre entrevue, je le fixe une seconde avant de le serrer dans mon poing, le réduisant en cendres.