Quelque atmosphère frileuse règne sur l’île depuis la rentrée ; le souvenir encore vif des derniers événements pèse sur les consciences des élèves, et même l’esprit de Kayo, bien qu’elle ait été épargnée par le pire, s’en trouve parasité. C’est une tentative d’échapper à ce climat quelque peu pénible que ses pas la guident jusqu’au petit village, puis dans l’épicerie. Bien des choses ont changées cette année - après tout, même l’école s’est effondrée. D’une certaine façon, elle aurait sans doute préféré que les vacances ne cessent jamais et rester pour toujours à l’orphelinat ; la joie d’avoir retrouvé les siens lui aura semblé trop courte et pour se consoler, elle s’attarde sur le rayon des nouilles instantanées, l’oeil vif en quête de sa marque préférée. Le dilemme l'envahit lorsqu’elle se voit confrontée à un choix pratiquement cornélien : son goût favori ou cette nouvelle saveur inconnue qui lui paraît toute aussi alléchante. N’étant apparemment pas suffisamment malicieuse pour concevoir qu’elle pourrait tout à fait prendre les deux étant donnés les prix dérisoirs de ces produits, elle entreprend de saisir le paquet inconnu et d’en déchiffrer les inscriptions au dos afin de savoir précisément de quoi sera fait son prochain repas de reine. Tandis qu’absorbée par la tâche, une voix l’interrompt dans sa réflexion, probablement la plus intense qu’elle ait eu depuis un certain temps, et elle sursaute tout d’abord, avant de reconnaître celui qui aura osé trouver à redire sur son choix - car finalement, ces nouilles semblent être les meilleures, et qu’elle a la ferme intention de les déguster. Ah Masashige ! Je te permets pas, les kimachi ichiban sont les meilleures sur le marché. Assure-t-elle, l’air indigné, alors qu’elle n’en a en vérité testé qu’une autre sorte il y a bien longtemps, qu’elle s'avèrèrent en toute franchise pas terribles, et que cette erreur aura suffit à la pousser à ne plus jamais tenter le diable de la sorte. Et puis qu’est-ce que t’en sais ? Tu préfères ça peut être ? Regarde moi ce design tout moche. Elle ricane en agitant sous le nez de son camarade un paquet dont elle estime le packaging particulièrement peu convaincant - un argument de taille selon elle.

Très vite, Kayo songe que le débat n’a pas même lieu d’être. Elle n’écoute que d’une oreille les arguments, si tant est qu’on puisse nommer ainsi les paroles insensées qu’il déblatère, avancés par Masa. L’enfant est dotée d’une profonde opiniâtretée, et pour peu qu’elle ait fait un choix, il ne sera question d’en démordre pour rien au monde. Alors, son apologie des Udonmai Faito!!! la laisse de marbre. Les bras croisés, la mine ennuyée et les joues gonflées, un soupir finit par lui échapper. Blah blah blah… t’as fini ? Tu n’as juste aucun sens de l’esthétique, c’est pas mon problème. Je sais pas comment tu peux manger ça. Elle exagère son propos à l’aide d’une grimace volontairement exagérée, et s’apprête à lui rétorquer que, de toute manière, quel que soit son avis, elle ne changerait certainement pas le sien et achèterait ses Kimachi Ichiban sous son nez s’il le faut, puisqu’elle, contrairement à lui, est une femme de goût semble-t-il. Cependant, Masa lui coupe l’herbe sur le pied : remarque assassine sur sa dite superficialité et Kayo en reste bouche-bée l’espace d’un instant. Elle songe que le garçon a du culot, et elle se retient de peu de lui jeter son paquet de nouille à la figure - mais elle n’oserait pas faire ainsi du tort à ses précieuses Kimachi Ichiban. Pf, qu’est-ce que tu en sais ! T’es trop moche, c’est pour ça, tu peux pas comprendre. Ah, c’est un piètre mensonge - elle se souvient l’avoir trouvé mignon les premières semaines où elle l’a connu, mais ne le lui dira pour rien au monde. Elle redresse le menton et se hisse sur la pointe des pieds dans une vague tentative de se hisser à sa hauteur - quelle idée d’être grand. T’as pas de goût, comme tes nouilles. Enfant blessée dans son égo simplet, la riposte se fait aussi puérile que possible.

Diantre qu’il se fait persistant et buté, pratiquement autant qu’elle, et ce seul fait la pousse d’autant plus à rester campée sur ses propres positions. Si elle ne s’offusque qu’à moitié de la remarque sur son cousin âgé de quatre ans, elle reste scotchée lorsqu’il l’attaque sur sa propension à se faire rejeter ainsi que, par une déduction qui lui semble bien rapide et, évidemment, erronée, sur son physique. La pique touche une corde sensible, mais elle ne bronche pas, se contente de se pincer les lèvres. En rogne, elle le laisse poursuivre son petit monologue qu’elle trouve décidément bien méprisant, et envisage sincèrement l’espace d’une seconde de le laisser planté là, de claquer le talon et ne plus jamais lui adresser la parole. Seulement, elle redoute qu’il interprète ceci comme une victoire, à tort, et elle s’en mordrait les doigts. Ca va, t’as fini ? Je préfère être une gamine avec du goût qu’un vieux schnock qui fait pas la différence entre du jus de chaussettes et des nouilles. J’te ferai dire que y a pas que le paquet qui est fade, elles ont pas de goût tes Udonmai chépaquoi, et tu me feras pas croire le contraire. Elle croise les bras sur sa poitrine, bien déterminée à en découdre, même si cela implique d’y passer des heures, voire de rester jusqu’à la fermeture - ou jusqu’à ce que le gérant décide finalement de les mettre à la porte. Décidée à ne pas le laisser ternir la merveilleuse réputation des Kimachi Ichiban, elle peste : Au moins, les Kimachi Ichiban sont originales, tu connais ça ? On dirait pas, mais ça m’étonne pas de ta part. Ils savent innover pas comme toi avec tes nouilles de bas étage. Faut savoir se renouveler tu sais. L’esquisse d’un sourire provocateur s’étend entre ses deux jours, puis, l’air agacé, elle ajoute : Et par ailleurs, je vois pas le rapport avec mes crushs et je me souviens pas t’avoir demandé ton avis sur le sujet, alors mêle toi bien de ce qui te regarde, Masashige.

Même Kayo se rend peu à peu compte que la discussion ne mène à rien ; voilà un serpent qui se mord la queue. Manifestement exaspérée par l’attitude de Masashige, elle n’a de cesse de rouler des yeux et de soupirer, tandis qu’il s’applique encore et encore à réfuter chacun de ses arguments. Quelque part, elle ignore pourquoi cette idiote histoire de nouilles la tracasse autant ; il s’agit certainement de sa manière d’évacuer le stress lié à la rentrée, mais elle ne cherche pas à le savoir ni à s’en préoccuper. Tout ce qui compte pour l’heure semble être ce ridicule choix de nouilles.

Et bien reste donc dans ta zone de confort, si c’est ce que t’aimes tant. Elle peste, et son attitude peut paraître démesurée face à la situation mais son petit égo est blessé et elle se veut aussi têtue que bien décidée à en démordre. Puis tes “vérités”, elles sont méchantes, et franchement pas nécessaires. A quoi bon lui répéter des choses qu’elle se refuse à entendre. Se mordillant l’intérieur des joues par pur agacement, le regard braqué sur le sol et le corps qui se tortille, elle finit par bougonner : J’voulais juste manger mes nouilles moi. Finalement, quelque éclair d’ingéniosité (non) semble transcender ses pupilles, et elle redresse le visage, traversé par un nouveau sourire malicieux ; là voilà qui balaye les contrariétés d’un battement de cils. J’accepte néanmoins, dans ma grande bonté, de mettre le débat sur pause. On reviendra avec un juge impartial - et tu verras que j’ai raison. En attendant j’ai franchement la dalle, donc tu viens manger tes vieilles nouilles avec moi ou pas ?

Peut-être vaincue, aux yeux de l’opposant, mais non moins convaincue d'avoir définitivement et à tous points de vue raison, elle lui adresse un dernier regard courroucé lorsqu’il fait mine de s’appitoyer - ah, elle n’y croit pas, il la nargue sans nul doute et elle ne fait que s’enfoncer dans sa bouderie. A la proposition de remettre le verdict du duel au bon mot d’un tiers parti, elle s’illumine néanmoins de nouveau et acquiesce vivement, avant de répondre par un sourire amusé et un clin d’oeil appuyé, formantant déjà quelques nouvelles idées en son fort intérieur. Tu cours à ta perte alors, car si c’est Momo qui choisit, je ne doute pas qu’elle se rangera de mon côté ! Puérilement sûre d’elle, et une confiance aveugle en le bon goût de la tendre Momo, elle redresse le menton en se dirigeant vers le comptoir où payer ses nouilles (les meilleures, au cas où quelqu’un ait encore un doute). Mais si tu n’as pas peur d’être humilié, c’est d’accord. Et je propose même que le grand gagnant puisse donner un gage au perdant, enfin, à toi, tu me suis. Bref, deal ? Sourire large, crocs acérés, la partie n’est que remise et une indéniable confiance tout juste renouvelée en elle transparaît dans son regard.

Les deux renards semblent finalement avoir rejoint une forme de trêve, dont l’issue ne dépend que de l’humble avis de Momo. Toutefois, pour l’heure, Kayo veut surtout filer manger ses nouilles, et gromelle lorsque Masa précise qu’ils changeront de juge si Momo n’est pas suffisamment objective, car en réalité, malgré son assurance apparente, elle n’a absolument aucune certitude. Néanmoins, elle songe déjà à soudoyer le juge en question, mais se garde bien de le faire savoir à Masa, et se contente de rétorquer d’un, Comme tu voudras, si tu fais pas confiance à Momo après tout. Pas mon problème. Elle hausse les épaules, tandis qu’elle enfonce son paquet de nouilles dans son sac d’un geste pressé. Finalement, ils semblent avoir trouvé un accord, et elle s’en réjouit. Alors, elle tend la main vers Masa afin d’officialiser la chose, avec autant de sérieux que s’il s’agissait d’un gentlemen’s agreement d’une extrême importance. Excellent, hâte de te voir perdre, je réfléchis déjà à ton gage. Tout sourire et clin d’oeil à l’appui, son ventre la rappelle à l’ordre et elle s'éclipse dans la seconde hors de l’épicerie. Advienne que pourra.