Kaguya aimait les questionnements seulement quand elle pouvait y répondre.
Les connaissances ne venaient pas toujours lui faire grâce, et même si cet aspect la dérangeait au plus haut point, elle pouvait s'y faire tant qu'elle avait d'autres points d'interrogation à dévorer. Inlassablement, elle allait chercher les pièces qui lui manquait, et qu'importe s'il lui fallait placer mille bouts de ciel bleu dans ce puzzle : elle y arriverait.
Sa détermination n'avait pour limites que son habit d'humaine, et encore; puisqu'elle pouvait devenir chacun d'entre eux quand bien lui seyait. Elle se demandait, parfois, ses mains délicates et aussi blanches que la plus paisible des colombes posées sur ses maigres jambes, à quoi elle ressemblait vraiment. Elle était convaincue qu'elle ressemblait vraiment // seulement // immanquablement à ces faux souvenirs qu'elle chérissait depuis toujours : des longues silhouettes, des cheveux d'or, le corps de marbre.
Un jour, elle les rejoindra, et, à peine aura-t-elle posé le pied sur ce qui aurait dû être sa terre natale, sa peau tombera comme un manteau dépassé.
Mais pas de suite. D'abord, elle avait d'autres choses à expliquer // à noter // à observer. Parmi elles, il y avait ce pauvre garçon dont la mémoire vacillait un peu plus chaque jour; on racontait dans les couloirs qu'il avait oublié pour se protéger et Kaguya n'y avait jamais trop fait attention. Elle n'avait d'intérêt en ceux qui s'infligeaient leurs propres supplices s'ils ne pouvaient expliquer pourquoi. Aussitôt, elle avait abandonné l'idée d'aller extirper d'une mémoire insouciante ce qui avait pu provoquer ses effondrement, et avait passé son chemin.
C'était jusqu'à ce que des rumeurs serpentent à ses oreilles, pour devenir confirmation : le petit était cinglé, et ça, c'était toujours intéressant. On lui avait confié qu'Hanagumori avait fracassé un verre sur la tempe d'un camarade trop soucieux de lui rappeler son frère. Kaguya voulait en savoir plus // fouiller dans son cerveau // arracher la moindre pièce de logique pour la faire sienne.
Une idée très simple lui vînt, et elle décida de l'appliquer aussi vite.
Sans attendre, elle suivit l'héritier après les cours jusqu'à la volière. Discrète par nature, elle ne cherchait pas particulièrement à cacher sa présence, et sans s'annoncer, elle se planta juste à ses côtés. Bonjour, Hanagumori. Est-ce que ça vous dit, une expérience ? Il n'aurait eu le temps de placer le moindre mot s'il l'avait voulu; elle avait déjà décidé de la réponse qu'importe ce qu'il lui disait. Les secondes s'écoulaient, et son corps en était une oxymore : rien ne bougeait, et ses yeux de rapace accrochaient les os de sa victime.

Les épaules hautes, tout son corps symétrique laissait un goût désagréable une fois le regard posé sur elle. Kaguya semblait si parfaitement tenue que la perfection venait à en être mauvaise. Elle était, irrémédiablement, inconfortable à regarder. Elle écorchait l’œil, maintenant qu'elle avait cessé de retenir ses strictes envies compulsives : elle avait remis ses cheveux parfaitement rectilignes, plié son uniforme dans les plus droits des angles, tenait ses bras en deux parallèles exactement identiques.
Face à elle, Ashe paraissait bien brouillon. Comme coincé dans un rêve, drogué d'une réalité qu'il n'arrivait pas à appréhender, loin / si loin des intentions de sa camarade.
Ils ne se connaissaient pas / pas encore, et c'était probablement pour le mieux. Hanagumori pût au moins profiter d'encore quelques secondes de répit.
Les yeux de Kaguya, seules anomalies dans son apparence chirale, étaient les seuls à faire preuve de vie. Même son thorax ne semblait plus se plier à la ventilation de ses poumons. Elle semblait hors de ce monde, comme si toutes les catastrophes n'allaient que glisser sur elle sans jamais l'atteindre, que ce soit en plein cœur ou juste à fleur de peau.
Elle suivit sa quintaine sans fléchir. Je suis Sanada Kaguya. Elle était, comme à son habitude, franche et directe. Ici, elle ne cherchait pas à amadouer l'autre. Au contraire, il était question de lui arracher les éclats de paix qu'il a pu capturer depuis les quelques mois de son presque-décès. Ce ne sont pas les oiseaux qui ont capturé mon attention et ma curiosité. Son ton, malgré tout, était de velours. Il restait immanquablement plus froid que la normale, mais elle savait donner des inflexions particulière à ses mots. Son regard, emprunté aux rapaces qui les entourait, ne laissait aucun doute quant à ce qui avait, victorieusement, toute l'attention de sa curiosité.
Ainsi, sans plus d'introduction, elle en vînt aux faits. Dîtes-moi, est-ce vrai, ce que l'on raconte ? Que vous ne vous souvenez de rien, et que vous refusez obstinément de lire le moindre journal qui conte vos plus grands malheurs ? Tout ceci n'était que rhétorique. Elle était maîtresse de ses mots et, dans une certaine mesure, le déséquilibre de connaissance d'autrui l’avantageait foncièrement. Qu'importe qu'il ne sache rien d'elle : ici n'était pas la question. Je n'ai qu'une simple question : pourquoi ?
Sur ces mots, ses mains vinrent délicatement se joindre au même point. Elle s'était ouverte, en quelques sortes, mais certainement pas pour être plus accessible. Sa face lunaire restait immobile, patiente, imperturbable. On ne le devinait pas, mais elle avait hâte de la réponse.

Elle s'attendait à de la méfiance. Seuls les plus fous se livrent sans y réfléchir, si du moins ils n'étaient pas divins. Hanagumori, peut-être, faisait-il parti des deux camps. Après tout, il restait rejeton d'une lignée pure, et ce seul fait le rendait enveloppe divine, d'après les concepts qu'elle avait tiré de sa chère déité personnelle.
Mais, il fallait l'avouer, Hanagumori était misérable. Rien, dans son apparence, ne semblait indiquer une quelconque ascendance divine.
Sa colère était déplorable ; son explication, bien piètre. Kaguya y croyait, si c'était ce qu'il lui disait, mais elle était prête à effacer toutes ces informations à la seconde où une nouvelle vérité, plus sensée, ferait son apparition.
Cependant, sa curiosité était indéniablement piquée. Elle ne pouvait s'arrêter ici, et pourtant, jamais elle n'avait menti : elle n'avait qu'une seule question à lui poser.
Très bien. Merci pour votre réponse.
C'était une promesse. Elle lâcha un sourire, léger, fermé, satisfait. Non, juré, elle n'allait plus l'interrompre, pour la simple et bonne raison qu'il allait le faire tout seul.
Elle se concentra, laissa le temps couler entre ses doigts. Son attention était fixée sur du vide. Elle se savait capable de le faire et, alors qu'elle imaginait une nouvelle longueur à ses cheveux, ceux-ci poussèrent, délicatement ornés de turquoise sur les embouts nouveaux. Son épiderme se réchauffa d'un doux rose, alors que son visage s'arrondit pour porter deux aquamarines en son centre.
Elle garda son air neutre, cette figure qui laissait croire que l'effondrement du monde ne la toucherait pas dans le moindre des cas.
Seule sa taille et son uniforme n'avaient pas changés. Elle aurait pu pousser le vice, mais elle avait deviné que cela en était probablement déjà assez.
Et, pourtant, soudainement, elle décida que ce n'était pas suffisant.
Des tâches rouges fleurirent sur son visage. Sa gorge. Ses mains.
Ses pupilles bougèrent enfin. Elles dévisagèrent Hanagumori. Ashe. Son frère.

Kaguya ne dit rien -non, jamais un mot de trop, et ses grands desseins s'exécutent dans le silence de la confiance. Il n'y a plus qu'à l'inaction qu'elle se donne, maintenant, dans cette comédie de paresse qu'elle colle sur ses actes. Elle ne s'en va pas, non, pas de suite ; et elle ne fait rien, non, vraiment rien. Elle s'efface, et l'instant d'après elle n'existe plus. Il suffit de détourner le regard une seconde, de se donner aux hiboux plutôt qu'aux corbeaux. Ca t'apportes quelque chose, Ashe ? De faire attention à ces pauvres petits êtres sans défense ? Est-ce que tu crois que ça fait de toi une meilleure personne ? Est-ce que tu crois que ça t'allègera devant Mâat ? Est-ce que tu veux éviter les fantômes d'après, à défaut de ne pas réussir à voir les revenants ?
Kaguya n'était plus là, non. C'était une actrice qui avait la mauvaise habitude de se noyer dans ses rôles ; elle s'oubliait derrière toutes les histoires qu'elle se racontait. Elle était Kai, et il n'avait rien d'autre au fond des yeux que des flammes -celles-là même qui ont parsemés la suie sur ton ancienne maison. Tu veux que je m'en aille, Ashe ? Alors que je viens seulement de revenir ? Après tant de temps loin de toi ? Je ne t'ai pas manqué ? Les pupilles étaient avides de sentiment, désespérées d'un quelconque signe -oh, allez, Ashe, donne-lui quelque chose. N'importe quoi ! Qu'elle s'amuse, et qu'il pleure, et qu'elle soit récompensée pour ses prouesses, et qu'il puisse t'hanter pour des décades encore.
Les cils sont humides, et les iris se fracassent contre le sol. Il est défaitiste, c'en est à t'en crever le cœur (si tu en as encore un). A moins que tu ne me reconnaisses pas ? L'hypothèse fait relever sa tête ; les cheveux forment des vagues, dans leur beau dégradé nuit-azure. Les sillons des larmes vont jusqu'à brouiller les éclats de sang qui ruinent sa peau pâle. Ah ! Regarde ce que tu lui fais, Ashe. Tu es bien cruel. Il se cache le visage de ses mains, comme pour garder un peu d'intimité entre ses tristesses.
Kaguya ne connaissait pas Kai, ni aucun d'entre vous, mais elle a lu. Elle a écouté les rumeurs, elle a prêté oreilles attentives à tous ceux qui disaient qu'ils te connaissaient, et peut-être n'est-ce pas si difficile d'imaginer un frère qui meurt pour son jumeau.
Alors, derrière son masque plus vrai que nature, iel pleure, iel s'effondre.

Le visage est désabusé -triste, consterné, d'une blancheur colérique. Kaguya garde sa contenance, égale à elle-même. Le chaos se crée assez de ton côté : iel te regarde, surtout, quand toi tu n'arrives plus à lever les yeux. Quelle réaction étrange, vraiment ; Kaguya n'avait jamais rien vu de tel, et cela ne rendait sa curiosité que plus dévorante.
Sa réjouissance fût ténue, lorsque les émotions déferlèrent dans sa voix -et pourtant, elle était bien là. Voici donc le comportement qu'elle attendait : la folie de l'âme, et la sagesse de l'esprit. Après tout, il paraît que l'esprit humain est bien faible -ou alors, remarquable ?- et qu'il cache ce qui fait trop mal. Kaguya n'imaginait pas que tu avais purement et simplement oublié l'existence de ce frère bien-aimé, et la confusion qu'elle afficha sur son visage était réelle. C'était de là qu'elle tirait l'excellence de son jeu d'acteur : il n'était jamais totalement faux. Et toi, tu arrivais à faire étinceler en elle quelques émotions féroces. Les larmes coulèrent des deux côtés, encore. Aucune n'était fausse, mais aucune n'était totalement comprise par son auteur.
Lorsqu'iel voit le mouvement, iel laissa un instant passer -on aurait pu dire qu'il s'agissait de stupéfaction, ou alors de temps calculateur-, comme incapable de réagir à cette violence que tu promettais. Bien vite, les mains montèrent en défense, et iel se laissa tomber au sol. Iel était terriblement seul, et elle imagina la peine que devait ressentir un frère menacé par son propre sang.
Mais voilà : la colère n'était pas contre ellui. Il n'y avait que toi que tu détestais ici, et quand bien même tu découvrais qu'il s'agissait de Kaguya, lui en voudrais-tu vraiment, ou préférerais-tu tout oublier encore une fois ? Tu ne me reconnais pas. Un bagarreur l'était-il quand c'était la moitié de son être qui plantait le conflit ? Quand il ne s'agissait que de tristesse, de peine, et pas de colère ?
Iel se relève. Regarde, tu vois ? Iel lève les mains, innocent sans danger. Iel a arrêté de pleurer, et iel a de l'horreur qui déborde par tous les côtés de son visage. C'est pas grave. Ce n'est pas grave. Je veux juste que tu ailles bien, petit frère.
La peau commençait à tirer sur les joues de Kaguya. C'était surtout la taille qui posait problème -il ne lui est jamais possible de tenir plus qu'une poignée de minutes, et déjà elle ressentait que le sol voulait s'éloigner de son visage. Il était temps de partir. Elle avait pu voir bien des choses, et elle avait bien de nouvelles questions à fouiller.
Oh, elle reviendra. Un jour. Pour sûr.
Alors, si c'est comme ça, je m'en vais. Les paroles d'un enfant, tout au plus. Quel âge avait-il quand il est mort, Ashe ? Ah, c'est vrai : tu n'en sais plus rien.
Qu'importe : il t'offre son dos, maintenant.
C'est la fin.