Le temps est long, les ouvrages comme peuplés de glyphes inconnues à ses yeux exténués et ses mains tachées d’une encre usée dans l’unique but de crayonner quelque dessin en marge du devoir. Un lourd soupir franchit ses lèvres et ses pensées n’ont de cessent de divaguer à bien d’autres choses—que n’apprécierait-elle pas davantage la compagnie de ses amis ou une balade en forêt plutôt que la morosité de ces murs. Pourtant, l’envie—la nécessité—de forcer quelques efforts cette année semble la saisir doucement car si la renarde ignore encore par quel miracle elle est parvenue à se hisser jusqu’en dixième année, et malgré tous les haussements d’épaules et rires insouciants qu’elle délivre à l’envolée à ceux qui l’interrogent sur le sujet, une sinueuse inquiétude semble s’être emparée d’elle quant à la poursuite de ses études.

Les joues gonflées, la mine renfrognée, la voilà qui plisse rageusement un nouveau morceau de parchemin entre ses mains et ne fait pas l’effort de le ramasser lorsqu’il glisse de la table pour s’échouer par terre auprès des autres. Quelqu’un trouvera sans doute le temps de la gronder à ce propos plus tard, elle n’en a pour l’heure que faire. Seulement, et seulement alors, après avoir longuement hésité entre persévérer encore un peu et rendre copie blanche la voilà qui se résout à griffonner un appel à l’aide—et peut-être qu’un peu de compagnie suffirait de nouveau à la mettre de bonne humeur. Puis, songeuse, elle décide d’elle-même qu’en attendant son aînée il n’est nul besoin de trop s’épuiser à résoudre des problèmes qu’elle ne saisit pas, et plonge alors sa tête entre ses bras sur le plat du bureau, laissant ses paupières doucement s’affaisser. Le monde qui s’agite à l’ombre de sa boîte crânienne se montre souvent plus tendre que n’importe quel devoir à rendre.

La vérité c’est que Kayo n’ignore pas qu’elle pourrait obtenir des résultats tout à fait corrects, et que de simples efforts suffiraient à rétablir sa moyenne. Pourtant, chacune de ses tentatives se veut vaine, son esprit n’ayant de cesse de papillonner vers des horizons plus chaleureux que l’angoissante blancheur de ces papiers. Alors elle distribue mille sourires à tout va et soutient que peu lui importe, quand en réalité la situation lui est chaque jour un peu plus pesante—de sa classe elle figure parmi les plus mauvais élèves et on ne la félicite jamais pour ses rendus. Ses uniques matières de prédilections sont la botanique et le vol, et elle ne saurait expliquer pourquoi ; c’est vers ces envolées sauvages qu’elle apprécie tant que son esprit divague en cet instant précis. L’enfant s’imagine survoler les flots tempétueux, surplomber la houle sur son balais et se risquer à quelques acrobaties, jusqu’à ce qu’une voix la rappelle à la réalité.

Pendant une seconde, elle manque de rouspéter, n’appréciant guère être troublée dans son sommeil, avant de s'apercevoir qu’il s’agit de la splendide Nadeshiko, ah ! elle aimerait lui ressembler un peu plus. Un grand sourire fend ses lèvres, et Kayo saisit les mains de son aînée entre les siennes. Nadeshiko, je t’en conjure, prête moi ton cerveau ! Ses yeux roulent vers les ouvrages et parchemins empilés sur le bureau, puis un soupire franchit ses lèvres tandis qu’elle rend sa liberté à la demoiselle. Je ne comprends rien… et je dois rendre ça pour demain. Elle a l’air grincheux, un peu dépité, mais la présence de la jeune fille lui remet un peu de baume au coeur. Je suis vraiment désolée de te faire venir comme ça, au dernier moment. Merci. Elle esquisse un sourire un peu timide, réalisant peut-être l’indélicatesse parfois de sa personne—toute concentrée sur son propre problème elle n’avait pas songé qu’elle risquait potentiellement de la déranger. C’est en histoire de la magie. Tu t’y connais non ? Il y a tellement de choses à retenir, et je sais pas comment structurer ma réponse.

Fidèle à elle-même, Nadeshiko balaye les inquiétudes de Kayo à l’aide de quelques sourires accompagnés de paroles qui se veulent rassurantes. La plus jeune la regarde faire, s’emparer de son devoir et d’une plume et songe davantage à combien son aînée paraît à l’aise face à ce devoir qui lui pèse qu’au devoir en question. Pourtant, elle ne la jalouse point—il s’agit là davantage d’une admiration sincère, ainsi que de soulagement à l’idée de sa simple présence. A l’avenir, Kayo songe qu’elle aimerait pouvoir être pareille à Nadeshiko, bien que la pensée que cette dernière, à son âge, devait déjà être bien plus brillante qu’elle, parasite son esprit.

Le menton enfoncé entre ses deux paumes, elle l’écoute et la regarde faire, répond machinalement qu’il s’agit d’une dissertation lorsqu’elle l’interroge, et s’efforce de faire preuve d’autant de sérieux dont elle est capable, résistant à la tentation de jeter des regards envieux à quelques étourneaux par delà la fenêtre avoisinante. Saisissant entre ses doigts tachés d’encre le parchemin annoté par son amie, elle l’observe, les sourcils froncés. Un temps passe et sa tête hoche du haut vers le bas. Indubitablement, le plan proposé a du sens, plus que tout ce à quoi Kayo a pu penser plus tôt. Un rire presque nerveux lui échappe, et elle accorde un clin d’oeil mêlé d’amusement et de fierté à Nadeshiko. Tu es vraiment la meilleure. Je sais pas comment tu fais—enfin c’est sûrement moi qui ai un souci.

Elle repousse le plan sur le bureau et retombe contre le dossier de sa chaise dans un long soupir. C’est même pas que j’aime pas apprendre des trucs, c’est juste que… j’arrive pas à me concentrer. Ca me fait mal au crâne trop vite. D’une main, elle secoue sa tignasse vers l’arrière, et, se ressaisissant, se penche de nouveau par dessus le parchemin et s’empare de sa plume, parée à y ajouter quelques unes de ses propres idées. Bref ! Tu crois que je peux parler de ça, aussi ? Du doigts, elle désigne quelques dates et noms annotés en marge du plan, mais, avant même que Nadeshiko n’ait le temps de répondre, la voilà qui gribouille par-dessus. Non, oublie.

Puis, laissant de nouveau son visage tomber dans la paume de sa main, elle bat des cils vers son aînée, l’air songeur, avant qu’un éclair de génie semble la traverser, et, ses deux grands yeux s'arrondissant, elle s’exclame. Oh ! tu voudrais pas qu’on se promène plutôt ? J’ai envie de sortir… Je te montrerais mes endroits préférés sur l’île ! Elle l’emmènerait sans doute avec elle vers la serre, et lui présenterait ses plantes favorites—prête à tout pour échapper à l’ennui morbide de ce rendu qui ne l’intéresse pas suffisamment, pourtant bien consciente, au fond, que Nadeshiko risque de l’empêcher de fuir ainsi ses obligations.

Nadeshiko parle d’un art que Kayo ne saisit pas. Pourtant elle acquiesce, l’air bougon et embarrassé. Elle se sent encore démunie face à ces exercices qui demandent d’elle un investissement qu’elle a, finalement, peur de donner. Les pages blanches l’intimident, et elle préférerait cent, mille fois y peindre des soleils et des marées qu’y compter la misérable réalité des faits. Elle n’a jamais été sensible à la théorie pure, et voir Nadeshiko en parler avec tant d’aisance la fascine : sera-t-elle comme elle un jour ? Sera-t-elle une jeune femme rayonnante et accomplie ? Elle en doute, ses lèvres se pincent. Kayo n’ignore pas qu’elle renvoie, à son âge encore, l’image d’une enfant candide et puérile, et elle-même se complait dans cette attitude infantile et superficielle, mais lentement elle découvre le pont qui risque de la séparer trop des autres de son âge si elle poursuit sur cette voie — elle s’en inquiète mais n’en pipe mot.

Il y a quelque chose de paradoxal dans son attitude : Kayo qui d’ordinaire est si prompte à ignorer le regard que les autres portent sur elle, à se comporter comme bon lui semble quitte à s’attirer les foudres de camarades qui la trouvent excessive, se montre curieusement timide lorsqu’il s’agit de dévoiler ses idées, ses pensées, ses maigres tentatives de faire ses preuves dans un devoir. Sans doute lui a-t-elle tant joué à l’idiote, et lui a-t-on tant répété qu’elle est sotte, qu’elle ne peut croire en ses propres idées.

Sa mine reprend toutefois un peu de contenance et d’assurance à la proposition de Nadeshiko, et bien qu’elle hésite une seconde elle cède et acquiesce cette fois avec vigueur. Où je veux ? Si c’est une promesse, c’est d’accord. L’air espiègle l’espace d’une seconde, elle songe déjà à tous les lieux dans lesquels elle aimerait guider Nadeshiko, toutes ses cachettes secrètes, celles partagées avec ses plus tendres camarades. Alors, portant de nouveau son attention sur le sujet de son devoir, elle recopie plus proprement, bien que timidement, ce qu’elle avait précédemment gribouillé : quelques dates, un nom et un fait.

Je pensais faire référence à ce fait historique… Je crois que le professeur en a parlé, la semaine dernière. Et… j’ai lu ça dans un livre. Mais je n’ai pas fini le livre. Sa bouche grimace, car c’est là un de ses innombrables défauts : elle entame une quantité monstre de livres dont elle n’achève jamais la lecture. J’ai l’impression de passer à côté de la question. Elle soupire, les sourcils froncés par la concentration dans toute sa volonté de bien faire et surtout de finir au plus vite afin de pouvoir crapahuter jusqu’aux falaises ou bien au confort de la serre.

J’aimerais être davantage comme toi, elle confesse dans un murmure à peine audible, davantage pour elle-même que pour son audience, les mots franchissant le seuil de sa pensée sans qu’elle ne s’en rende compte à mesure qu’elle gribouille quelques informations supplémentaires au hasard de ses pensées et de ses maigres souvenirs du cours.

Les mots lui ont échappé, comme on échappe avec maladresse un objet précieux. Ils semblent anodins, sous l’apparat du simple souhait d’être aussi douée que son aînée, néanmoins sous celui-ci se cachent d’autres désirs, toujours tus, presque par honte. Kayo n’articule jamais ces complexes plus profonds, ceux de n’avoir d’autre nom que celui d’un îlot battu par les flots, et de n’appartenir à aucune famille - et de n’avoir reçu, à n’en pas douter, l’éducation qu’a connu Nadeshiko. Oh ! Elle n’est pas malheureuse, loin de là ; elle a son cercle d’amis pour vibrer, et ses nourrices pour l’aimer. Néanmoins, elle se sent toute petite auprès de son aînée, et sitôt que la pensée traverse son esprit, elle en oublie la bravoure de soutenir son regard. La renarde n’est pourtant pas de nature à se dégonfler, le cœur vaillant et l’âme hardie, toujours encline à braver tous les dangers ; mais le fait est que les années passent et qu’elle doute, parfois, d’elle-même.

Elle secoue la tête pour ne pas trop y songer, et arbore son plus large sourire. Oui. Oui, tu as raison ! Je ne dois pas me laisser abattre. Les paroles chaleureuses de sa tutrice la rassurent doucement, bien que seulement partiellement. Ils suffisent pour l’instant, tout du moins, et elle se redresse un peu sur elle-même, fixant sa copie avec hargne, comme pour la faire ployer sous la seule force de son regard opiniâtre. Merci, Nadeshiko. Elle souffle doucement, lui adressant enfin un regard, plein d’une tendre reconnaissance.

Tu sais - je n’ai pas l’habitude d’avoir si peu confiance en moi. Mais plus les années passent, et plus les classes deviennent difficiles. J’ai peur de redoubler. Elle grimace, tout en continuant de griffonner quelques notes sur son brouillon. Elle inscrit certaines dates, et deux ou trois noms, accompagnés d’une légende assez maladroite, mais témoignant néanmoins de sa bonne volonté. Mais je ne veux pas trop t’embêter avec ça. Tu as peut-être des choses à faire ? Puis, haussant les épaules : Et si j’ai une mauvaise note, tant pis. Je ferai mieux la prochaine fois.