Tu ne pouvais plus rester dans ta chambre. Toi qui y trouvais un réconfort, tu ne pouvais plus y rester. Il y avait sur le sol, contre ton lit, tout proche de l'endroit où tu dormais, tous ces souvenirs qui revenaient à la surface quand tes yeux se posaient sur l'endroit où Tetsuya avait... Alors tu ne pouvais plus y rester, car ton cœur palpitait, tes larmes remontaient. Le réconfort de ta chambre devenait ton purgatoire, un châtiment que tu ne pouvais pas fuir. Et quand tu ne pensais pas à Tetsuya, tu pensais à ta mère, et alors, les larmes revenaient en force, brutalement.

C'était idiot.
Tu ne pouvais rien changer.
Mais ton deuil n'était pas encore totalement accepté.

Tu les avais toutes faites, pourtant, ces étapes du deuil. Le déni, la colère, le marchandage, la tristesse... il ne manquait plus que l'acceptation. Mais tu ne pouvais pas accepter. C'était trop difficile d'accepter réellement encore. Et rester enfermé dans ta chambre ne t'aidait pas. Tetsuya était trop présent, et son absence en devenait plus violente encore.

Tu étais parti. Tu avais quitté ta chambre avec la ferme intention de noyer tes pensées, d'effacer ta douleur, de tout enlever, tout retirer. Tu étais si proche de la rive, si proche, et tu avais seulement envie de plonger dans cette eau sûrement glacée, te laisser aller, juste fermer les yeux et...

Une voix te sort de tes pensées bien sombres, trop sombres, et ton regard se relève vers le préfet de tsuchigumo. Qu'est-ce qu'il en savait, si c'était étonnant de te croiser ? Le lac ne lui appartenait pas, il ne te connaissait pas, alors qu'est-ce qu'il en savait ?! La colère monte et tu détournes le regard. Tes émotions sont beaucoup trop exacerbée depuis le décès de ta mère, Kiyoshi, comme si tu ne pouvais plus contrôler toutes ces pulsions comme un être civilisé. Encore plus depuis Tetsuya.

Et alors, il en parle, de Tetsuya, et tu ne le regardes même pas. La douleur tire ton visage, vient faire fermer tes paupières. Tu ne veux pas discuter de Tetsuya, parce que finalement, lui aussi est parti, lui aussi t'a abandonné. En vérité, tu aimerais juste quitter l'école et ne plus jamais y mettre les pieds.

« Je ne vois pas en quoi ça te regarde. »

Et tu as juste envie de repartir, et de retrouver le cocon de ta chambre, qui est aussi confortable qu'une prison dorée.

Sa réponse arrive brutalement, violemment, et tu ne le regardes pas. Tu t'en fiches un peu, de ce qu'il peut penser, qu'il t'enlève des points, qu'il te mette en retenue. Tu n'étais quasiment pas allé en cours, et tu rendais à peine les devoirs que l'on te demandait de faire... alors qu'est-ce que tu peux t'en foutre de ce que pense un préfet de toi.

Vous aviez l'air plutôt proche.

La phrase atteint tes oreilles avec une furieuse violence. Oui, vous aviez l'air plutôt proche à ce moment-là, sûrement. Et vous l'aviez été encore plus, ce soir-là. Jusqu'à ce qu'il parte, qu'il ne revienne plus, qu'il t'abandonne, une nouvelle fois. Tu le sais, pourtant, Kiyoshi, tu es fait pour être abandonné, laissé de côté ; tu es fait pour être délaissé, repoussé, oublié.

Qu'est-ce qui te retient ici, Kiyoshi ? Qu'est-ce qui te retient ici à part les professeurs qui ne désirent seulement que tu ne deviennes un sorcier ? Et si t'as pas envie d'en être un, de sorcier ? C'est parce que tu es un sorcier, que tu as perdu ta mère. Parce que si tu avais été avec elle, elle ne serait pas allé faire les courses seule, tu l'aurais accompagné, et vous auriez sûrement traîné un petit peu sur le chemin, alors le camion n'aurait pas déboulé sur elle, mais simplement sur le mur vide. C'est parce que tu es un sorcier qu'elle est morte, Kiyoshi.

Tes doigts se serrent sur la baguette dans ta poche. Tu aimerais la briser sans regarder en arrière. Qui t'en empêcherait ? Personne. Tetsuya t'évite comme la peste, regrettant sûrement... tout ce qu'il s'était passé, peut-être même que tu lui donnes envie de vomir, que tu le dégouttes. C'est l'explication la plus plausible. Sora ? Tu l'envoies chier comme une merde, parce que tu es terrible, Kiyoshi, terriblement triste, terriblement en colère, terriblement émotif. Alors à chaque pas qu'il fait vers toi, tu lui hurlerais presque dessus, lui envoies des piques pour qu'il recule. Suzu ? Tu l'évites, et ton absence dans les cours doit se faire sentir pour les travaux en binômes, vous qui étiez presque tout le temps ensemble. Tes professeurs ? Qu'en ont-ils à faire, de toutes façons ? La seule chose qui les intéresse, c'est la réputation de leur école et du niveau de leurs élèves, rien de plus. Qui es-tu, pour toutes ces personnes, Kiyoshi ? Personne. Tu n'es rien ni personne.

« Je crois que je me répète, mais je vois pas en quoi ça te regarde. »

Tu lui lances un regard mauvais, le corps tendu par la colère. Et tu veux juste t'échapper, sans plus jamais te retourner.

Il change soudain de tactique, tu t'en rends compte parce qu'il lève les mains en signe de paix, et tu te contentes de retourner à la contemplation du lac. Un instant de silence avant que la voix du préfet atteigne tes oreilles et tout ton corps se crispe soudain. Est-ce que Tetsuya en avait parler à quelqu'un ? Tetsuya ne parle pas. Il ne dit pas ce qu'il ressent. C'est si rare, tellement rare. Il ne t'en a jamais parlé, sauf une fois. Une seule et unique fois. Alors, est-ce qu'il aurait été capable de dire ce qu'il s'était passé ?

Tout fait foirer.

Comme s'il y avait une relation, un tout que l'on pouvait détruire. Mais il n'y a jamais rien eu, finalement, Kiyoshi. Tu n'as été présent qu'un instant dans sa vie. Votre enfance remonte à si loin, y avait-il vraiment quelque chose à rattraper de ces moments-là ? Et vous n'aviez pas été si proche, ces derniers mois, alors... alors pourquoi parler d'un tout qui n'existe pas, qui n'a jamais existé, qui n'existera jamais. Rien, Kiyoshi. Il n'y avait tout simplement un Rien bien trop présent, et c'était ça qui était si terrible, horrible, terrifiant.

Tu n'as rien fait foirer.
Parce que ça aurait jamais pu aller très loin.

Tu as juste mis un terme à une relation amicale, un début de relation amicale... à une relation entre deux connaissances. Oui, voilà. Vous vous attachiez à des souvenirs d'enfance, maltraités et arrangés par vos mémoires puériles. Il n'y avait rien, Kiyoshi. Rien du tout. Aucune promesse brisée. Aucun baiser partagé. Aucune tendresse. Aucun mots sourds à vos oreilles. Rien.

Rien du tout.

Et il continue, t'explique pourquoi il est là, pourquoi il vient vers toi. Et un rire jaune t'échappe sans même que tu n'y penses. Une mauvaise pente. Et alors, Kiyoshi, tu exploses soudain, parce que tu ne le connais pas, parce que tu veux l'emmerder, parce que tu veux te mettre en colère contre quelqu'un, contre quelque chose, alors tu serres les poings, craches presque les mots qui s'échappent de tes lèvres :

« A moins que tu me fasses quitter cette école pourrie, je vois pas en quoi tu pourrais m'aider. Alors maintenant, casse-toi. Et Miura peut aller crever. »

Et tu regrettes déjà la dernière phrase qui ne te ressemble tellement pas, Kiyoshi. Mais tant pis, tant pis, tant pis. Tu as si mal, terriblement mal. Parce que c'est dur d'accepter que t'es fait pour être abandonné. Et tu pourrais partir, tu pourrais quitter le lac, retourner dans ta chambre, mais tu ne veux pas. Tu ne veux pas partir, tu veux rester devant ce lac, retrouver tes pensées calmes, celles qui te disaient simplement de te laisser aller dans l'eau froide, et de te laisser emporter loin de la surface.

Et il ne part pas. Il reste. Il reste. Comme Sora. Et il tente de savoir, il tente de connaître, d'apprendre ce qui vient tirailler ton cœur. Et il te parle, il t'explique qu'il ne peut pas t'aider. Personne ne peut t'aider. Personne ne le souhaite vraiment, parce que si c'était le cas, ils te laisseraient tous tranquille. Mais ils ne veulent pas t'aider, ils veulent juste se sentir bien, essayer de se dire oui, moi j'ai aidé, alors qu'ils n'ont fait que poser des questions plus idiotes les unes que les autres.

T'as envie de hurler.

Et Tetsuya. Tetsuya revient encore. Tetsuya revient toujours. Et ton corps tremble, sans même que tu ne t'en rendes compte. Tes mains tremblent, alors que tes poings sont serrés, et tu serres encore plus tes poings. Tu veux crier, hurler, agoniser en paix. Et il le protège. Il protège Tetsuya, te prévient, et t'as envie de rire. Tu peux tenir les propos que tu veux, tu ne les aurais pas tenu s'il était pas venu t'emmerder. Alors tu veux juste qu'il parte. Qu'il parte. Loin d'ici. Très loin.

« Laisse moi. »

Un murmure, un soupir. Tu ne sais pas trop. Tu es juste dépité, déphasé, désorienté. Tu veux juste qu'on te laisse tranquille, Kiyoshi. Et tu veux juste te laisser aller dans une eau glacée, t'effondrer, ne plus jamais te relever... parce que c'est beaucoup trop compliqué.

Tu te sens seul, Kiyoshi. Et plus il parle, plus tu te sens seul. Plus il parle, et plus tu as l'impression que la solitude vient te prendre dans ses bras, qu'elle t'emmène avec elle loin des autres, loin de toi-même. Et il te parle, et il t'explique, et tu l'écoutes à moitié, sans vraiment comprendre ces mots.

Évite d'essayer de te noyer.

Simple parole pour se dédouaner, tu le sais bien. Et pourtant, l'eau te paraît toujours autant attirante. Tu fermes les yeux alors qu'il parle, encore, encore, encore, jusqu'à s'arrêter. Et tu entends ses pas s'éloigner dans l'herbe, et, une fois que tu ne les entends plus, alors...

Alors tu te permets de t'effondrer.
Et les larmes ruissellent, sans jamais se stopper.