Yuichi s'était presque assoupi dans un des canapés de la salle commune, la tête renversée en arrière, le bras gauche reposant sur l'un des accoudoirs. Il avait un manga ouvert sur les genoux, qu'il avait déjà lu, mais la langueur qui l'avait assailli soudainement l'avait détourné de sa lecture. Le bruit de pas dans le désert de la salle le tira à son endormissement, et il cligna des yeux. Il se demanda, l'espace d'un instant, s'il n'était pas en train de rêver, car Naël se dirigeait droit vers lui, chose qui n'arrivait presque jamais et qu'à titre personnel il considérait trop rare.
Se redressant doucement, il se contenta de le dévisager avec froideur, ne l'encourageant nullement tant qu'il ne connaissait rien de ses intentions véritables. Naël avait, à plusieurs reprises, froissé les sentiments de Yuichi, et bien que ce dernier ne se souciait pas vraiment de l'opinion de garçons qui ne voyaient pas plus loin que le bout de leur nez, il ne pardonnait pas tout à fait non plus.
Mais ce jeu-là lui plaisait bien, aussi tapota-t-il le coussin à côté de lui. « Peut-être bien. Assieds-toi, Naël, j'ai beaucoup à dire. »
Yuichi n'était pas destiné à révéler le contenu de son immense sagesse, acquise à travers la lecture de nombreuses romances, des années d'expérience, vraiment, sans se faire un minimum respecter. Était-ce de sa faute ? Il s'amusait bien.
« Si tu me disais de quoi il en retourne, déjà ? L'amour, c'est vaste, Naël... »

Yuichi aimait se voir chef d'orchestre. Il se réjouit de voir Nael s'installer docilement à ses côtés ; c'était une petite victoire qui n'avait pas tant de valeur que cela, et qu'il aurait tôt fait d'oublier ; du moins lui permettait-elle de considérer son condisciple d'un œil plus miséricordieux.
Vraisemblablement, quelqu'un (un garçon ?) avait assez mauvais goût pour s'être amouraché de Nael. Yuichi n'approuvait pas, et il mourrait de savoir quel était l'infortuné qui avait décidé de sceller son destin en confessant ses sentiments.
« Oh, félicitations, Nael. C'était presque inespéré. » Un petit sourire amusé flottait sur les lèvres de Yuichi. Pas un instant il ne comptait cacher qu'il trouvait la situation très divertissante. Yuichi n'était sans doute pas la personne vers qui Nael devrait se tourner. Oui, il connaissait la Romance comme sa poche, mais il lui manquait la bienveillance du confident pour être tout à fait fiable.
Heureusement pour Nael, il était d'humeur magnanime. « Laisse-moi deviner... tu ne sais pas comment lui répondre ? Tu as peine à comprendre tes sentiments ? » C'était là un schéma assez courant : le love interest qui ne savait pas que faire, et qui prenait du temps pour réfléchir par lui-même.
Voilà qui était intéressant.

Yuichi n'était pas tombé si loin ; si Nael savait répondre aux sentiments de son admirateur secret (preuve qu'il n'était pas si inutile que cela), il n'avait aucune idée de ce qu'il fallait faire après.
Yuichi le dévisagea avec horreur. Comment pouvait-on rester comme avant ? Non, ce type de comportement était une hérésie. Quand il disait que Nael était un cas désespéré... il était loin de se douter que c'était l'entière vérité.
« Non, mec, attends... Tu peux pas rester comme ça. La première chose à faire, c'est un date. Tout le monde sait ça. » Yuichi prodiguait sa sagesse avec désinvolture, comme si cela allait de soi. Il suffisait de lire le plus cliché des mangas de romance, peu importait le public, pour savoir que sans sortie en amoureux, la relation ne valait rien. Et Nael osait suggérer qu'il n'y avait pas songé une seule fois.
« Et en attendant de pouvoir se rendre au mystérieux date, des choses simples comme faire ses devoirs ensemble ou aller se promener, c'est la base, non ? Les cadeaux, c'est pour plus tard. T'imagines quand même pas que c'est si simple que ça à choisir ?! Faut la connaître, la personne. » Surtout que connaissant Nael, il était parfaitement capable de tomber à côté de la plaque.
Décidément, il n'y comprenait absolument rien.

L'incertitude qui brillait dans le regard de Nael en disait long sur sa totale inexpérience, et Yuichi avait peine à y croire. Qu'apprenait-on donc aux sorciers pendant leur enfance ? Comment pouvait-on passer à côté de sujets aussi importants ? Il n'était pas toujours facile d'en parler avec ses parents, voilà pourquoi la fiction apportait un complément d'informations non négligeables. Aussi passionné que Yuichi soit de la culture magique, il la trouvait parfois élusive et très renfermée sur elle-même.
« Le but des devoirs en commun, expliqua Yuichi, ce n'est pas de s'amuser, c'est de rendre la chose moins désagréable. Tu allèges ta souffrance en te délectant de la vision de ton crush dans les moments où tu as envie de te jeter par la fenêtre. » Il n'ajouta pas que cela fonctionnait également avec des amis, en fait, et que les mangas qui traitaient de l'amitié n'hésitaient pas à souligner ce point. Décidément, toute la culture de Nael était à refaire.
Évidemment, comptez sur lui pour ne rien comprendre à son problème. « Nael, Nael... laisse-moi reformuler. Est-ce que vous vous êtes déjà pris par la main ? Est-ce que vous vous êtes déjà embrassés ? » Yuichi était quasiment sûr que la réponse était non, mais il laissait à Nael le bénéfice du doute. Si celui-ci lui répondait oui, il montrait clairement dans son estime.

La réponse était « oui », et Yuichi faillit tomber à la renverse (heureusement il était assis dans un canapé, sinon il se serait fait bien mal) (ce qui était bête car Nael le lui avait dit dès le départ, mais comptez sur Yuichi pour ignorer ce qui l'arrangeà.
Mais pourquoi est-ce que Nael venait l'emmerder s'il était aussi avancé dans sa relation ? Non, le problème était pire. Visiblement, Nael avait franchi un certain nombre d'étapes de la vie de couple et ne s'en était même pas rendu compte. Yuichi ne savait plus quoi dire. C'était encore plus pathétiqe que ce qu'il imaginait.
A ce stade, Yuichi était quasiment persuadé que Nael se foutait de sa gueule, comme cela arrivait parfois. Ça ne se faisait pas, de demander pourquoi quelqu'un était célibataire. Yuichi aurait pu sortir une connerie, du genre I guide others to a treasure I cannot possess, mais on est en 1996 et ce serait anachronique. A la place, il se contenta de dire : « Parce que vous me faîtes tous chier, franchement. » Répondre à l'indélicatesse par le manque de tact, oui, bravo Yuichi, cela te ressemble bien. « Non mais regarde-toi. Tout indique que tu es en couple et heureux et tu n'es même pas capable de t'en rendre compte. Je plains ton amoureux. » Yuichi commençait à être un peu furieux, là. Ces sorciers, vraiment, tous des incapables. A se demander pourquoi il essayait encore de partager son savoir.

Les doigts pianotant sur l'accoudoir, Yuichi se raccrochait aux derniers vestiges de sa sérénité. Il vivait très bien en célibataire, qu'on n'aille pas croire le contraire ; son cœur appartenait à des formes sur le papier, rien de plus. Il ne désirait pas vivre une romance par lui-même et se satisfaisait de la procuration délivrée par la fiction. Mais qu'un imbécile pareil ait le mérite de vivre une de ces histoires et n'ait pas l'air de s'en rendre compte, là, c'était frustrant.
Sans doute était-ce la raison pour laquelle il lâcha : « Oui, je le pense vraiment. » Il ne voyait pas de raison de se retenir, pas alors que Nael l'emmerdait la moitié du temps et qu'il était si aveugle. « Oui, tu dois continuer comme maintenant, mais en étant conscient de ce que tu fais. C'est tout. » Voilà, maintenant si Nael pouvait comprendre le message et éviter d'étaler son bonheur face à ceux qui n'en avaient rien à faire, ce serait mieux.
Franchement, la vraie vie était plutôt ennuyeuse.

Yuichi était dur, mais il n’avait pas si mauvais cœur. Il pouvait voir que Nael ne prenait pas si bien que cela sa dernière remarque, ce qui, en fait, n’était pas très étonnant qu’elle n’était pas très sympathique. Mais toute empathie qu’il pouvait avoir vola en éclats quand Nael lui posa une question qui le fit éclater de rire.
Bon, il est vrai que ce n’était pas un mot très courant, et même dans les shoujos, ce n’était pas forcément le plus utilisé. Mais il existait bien, et Yuichi avait du mal à croire que cela pouvait entrer dans la culture moldue. « Un rendez-vous amoureux, lâcha-t-il, fatigué de devoir faire l’éducation de tous ces jeunes sorciers qui se cachaient des Moldus et ne prenaient même pas la peine de s’intéresser à eux. Peu importe comment tu appelles ça tant que tu fais bien les choses. »
Yuichi avait envie de bouder.