Tout juste sorti d’une sieste impromptue, la tignasse en l’air et les yeux gonflés de fatigue - il envoie un vague origami et donne rendez-vous devant la salle de jeu, les veines vibrantes d’une partie ou deux de billard. Ange n’aura jamais été attiré par les échecs, la simplicité de son esprit peinant trop à en comprendre toutes les subtilités ; à la place c’est aux fléchettes et au flipper qu’il excelle, si précis qu’il en deviendrait terrifiant.

Pour cette simple raison, une fois ses dents méticuleusement lavées et ses cheveux vaguement ébouriffés, il te décoche un de ses sourires les plus éclatants et paradoxalement les plus vicieux, la langue claquante contre son palais. Hajime! Ca fait longtemps. Observation juvénile, teintée d’insouciance ; Ange n’est pas de ceux qui cultivent des amitiés obsessionnelles, plus enclin à disparaître sur quelques semaines et ramener sur son sillage moultes aventures exagérées.

Il se glisse dans la salle et trépigne déjà, l’énergie accumulée sur les derniers jours ennuyeux - si l’adrénaline avait coulé dans ses artères lors du dîner, c’était un calme bien plat qui s’était abattu derrière, à peine troublé par des redescentes bien vite refoulées. La piqûre la plus récente a laissé sur l’intérieur de son bras un hématome maladroit et Ange le gratte distraitement dans son examination des différents jeux.

Tu veux jouer à quoi ? Tout sauf les échecs. Si tu me forces à jouer aux échecs, je m’énerve. Mais la menace est vide, émoussée ; propos soulignés par des cheveux rougis de fausse colère, et Ange s’écrase mollement sur l’une des couches. Les jeux ne sont qu’un prétexte, après tout. Ah. Au fait, tu deviens quoi? Hehe. Ses doigts viennent frotter l’auriculaire nu, la bague abandonnée quelques semaines plus tôt cédant la place à une trace pâle. Tu connais Yue, non? C’est rêveur, ficelé d’affection. Ah, il s’égare un peu. Comme d’habitude.

Parfois, il a envie de fumer. Pas beaucoup, juste une taffe ou deux, pour voir ce que ça fait. Pour voir si ça peut remplacer les piqûres - troquer Charybde pour une charmante Scylla. Quand on l’accuse de bousiller son corps avec une clope au bec, Ange voit rouge.
Aujourd’hui, il a envie d’un joint. Rien de bien méchant, sans une once de tabac ; que des plantes, histoire d’améliorer ses sourires, de détendre ses épaules. Il en aurait bien eu besoin, de ces vacances. Au final, c’est leur absence qui brûle ses ailes, les études qui crament son cerveau.
Mahoutokoro. C’était pas pour lui, peut-être.

Alors il pourfend le stress d’une aiguille vénéneuse, d’une après-midi dans la salle de jeu. T’as l’air fatigué - il ne dit rien. Qui n’est pas fatigué, dans un château pareil? Être un sorcier, c’est éreintant. Alors, être préfet? Il n’ose imaginer. C’est comment, d’être aussi important? Demander, il ose. Mais la question sonne bizarre, quelque part. L’importance, il l’a toujours recherchée - pas de position de pouvoir, juste de l’attention. Que les regards se tournent sur son sillage, qu’on l’aborde en plein couloir. Qu’ils le gratifient tous d’une salutation, si répétitive soit-elle.
Il sourit. Bien sûr que j’me souviens de toi. Mais toi, tu dis plus rien. Regarde, c’est moi qui dois venir te chercher par la peau du cul. T’es un ami naze, Hajime. Naze. Joues gonflées dans une moue vexée, et la couleur de ses cheveux prend des teintes rouges de colère. Fin acteur, jusque dans les flammes de ses yeux.

La salle s’offre à votre vue et Ange trépigne, surexcité à l’idée si simple de se laisser aller. Triste constat qui froisse ses cieux: il n’a pas dormi depuis quelques jours. Son esprit vagabonde entre souvenirs et chimères, s’attarde un instant sur Yue. Le nom glisse sur sa langue et rebondit sur un apex nostalgique, mais tu n’élabores pas. Soit. Oui, on est amis. Tendre mot, que l’amitié. Ange s’offusque, faussement. Amis! Tu le préfères à moi, c’est ça? Tu m’as oublié pour lui. Je le savais. Main au coeur et l’enfant s’effondre sur l’un des canapés ; savoure la douceur matériau même dans son exclamation dramatique.

Choisis ce qu’on fait, tout me va. Yeux plissés d’une haletante suspicion. T’es si passif, ça l’intrigue. Sérieux? Tu prends même pas de décision. Bah allez, go pour une partie d’échecs. J’vais t’écraser. On les joue comme des dames, par contre. Lèvres pincées, y a une légère hésitation et il bouge pas, au final. Quelque chose gratte, dans son estomac. C’est désagréable. ...Si t’es fatigué, t’aurais aussi pu dire non, tu sais? Demi-mensonge - il l’aurait mal pris, mais aurait oublié, au bout d’un moment. C’est qu’un gamin. Reste assis, j’men occupe.
Il a vraiment envie de fumer, maintenant. Peut-être que Kuro sera clément?

Renard ricane au nez de l’offusqué corbeau et c’est l’envie de taquiner qui titille l’esprit ; mais Ange n’est guère mauvais et à la langue tirée s’arrête la malice. Le rouge cède sa place aux mèches menthe, d’une sérénité façonnée de toutes pièces il déchire ses commissures dans un sourire facile. Si ça peut t’aider à dormir… Et peut-être qu’il était mauvais, finalement.

C’est l’indécision qui anime ses cheveux et chaque mouvement de la tignasse se ponctue d’un changement de couleur impromptu - les vagues en paraissent surréelles lorsque son esprit vogue entre souvenirs et futurs. Tu le gracies de tes confessions et le silence pèse plus lourd que tous les blâmes du monde ; inquiétude griffe à la lisière de l’esprit et les avant-bras le démangent furieusement. Il aurait dû prendre un peu plus de poudre, ou rester tout seul. Est-ce qu’il peut couper court à vos retrouvailles?

C’est quoi cette tête de gosse triste d’un coup? Ah, merde. Reprise de soi - les traits se déforment dans une moue surjouée et il feint les affres d’un coeur brisé. Si Papa avait su lui apprendre quelque chose d’important, c’était bien qu’il fallait cacher les vérités dans une immensité de mensonges. C’est ma tête quand tu m’oublies, crétin. J’allais bien, jusqu’à ce que tu me casses le coeur! Les bras se croisent autour de ta taille dans une étreinte affectueuse et ongles d’une main bravent l’interdit, grattent le derme rougi derrière ses illusions. Mais c’est pas grave, je comprends.

Il lève les yeux au ciel et tire sur ses lippes un sourire soigneusement construit, facile et teinté d’ingénue franchise. Et puis, si tu continues de m’faire des câlins, p’tête même que j’te pardonnerai. La taquinerie luit dans l’iris et son nez s’enfouit entre le cou et la clavicule, l’assoiffé s’abreuve de toute l’affection qu’il saurait te soutirer.

Dans le silence de la salle, les tambourinements affligés de son coeur lui paraissent assourdissants ; séraphin s’imprègne de la chaleur de l’autre et en savoure la fragrance, l’ongle rongé s’accrochant aux pans de l’uniforme du corbeau bleu. Il l’aurait trouvé dérangeant, ce silence, s’il n’était pas plongé dans les tréfonds d’un trip en technicolor, la béatitude d’un sourire ridicule tirant sur les commissures de ses lèvres.

Tu sais que tu peux me parler de tout, hein? Ah - aurait-il échoué? Là où sa réussite est immanquable, feignements immuables qu’il avait perfectionné au cours des années pour échapper à la coupure nette des est-ce que tu vas bien et des regards appitoyés, la pitié en souveraine de ses délicates conversations.

Dans le brouillard de ses injections, Ange glousse. Ah, vraiment? Ok. Mioche se redresse légèrement et t’enjoins à t’étaler plus convenablement sur le canapé, prenant place sur le nouveau matelas que tu offrais alors - le menton se hisse contre ton torse et c’est exempt de toute gêne que le gosse s’agrippe à toi, koala réinventé à la lumière de tes autorisations. Quand j’étais petit, j’étais persuadé que les pandas étaient blancs, et qu’on les peignait pour les différencier. La tignasse s’accapare le rôle de mime et des taches noires se dessinent au milieu du cheveu rendu blanc ; l’indécision capillaire brille dans le regard rosé, lui-même ombragé par la nécrose de ses veines.

Tu sais, en anglais, ils appellent la terre land et la mer sea. Tu penses qu’ils appellent le sable sand parce que c’est entre les deux? La rétine s’illumine d’une trouvaille qu’il se persuade alors d’avoir fait tout seul. Enfin, dans un soupir amusé, il tapote le sommet de ton crâne. Je sais pas ce que tu veux que je te dise, Hajime. Mais si tu as des questions, j’ai tout un tas de réponses! Sourire à deux mille watts, l’insouciance en pérenne amante.

A la dérobée de tes accusations, son sourire flétrit. C’est une sensation désagréable, que d’être scruté ; lui qui s’abreuve du regard de l’autre se réinvente aujourd’hui Blanche Dubois et c’est la lueur tamisée qui lui fait envie, l’obscurité en tendre matriarche pour l’exempter des inspections inquiètes.

Pouce pressé contre son front ridé de souci, dans un soupir Ange semble se résigner - guère résistance s’oppose du côté du vil petit renard, si tant est qu’on appuie sur ses plaies. Si je dis que je suis moins ridé qu’à ma naissance, je suppose que tu seras pas satisfait? La naissance d’un rire gratte sa gorge et les tendons de ses épaules s’agitent dans l’humour particulier de l’auto-dérision. Il se sentirait presque trop vieux, dans cet insupportable instant.

Je suis adolescent, Hajime. J’ai aucune idée de qui je suis, ni de ce que je suis. C’est une drôle de sensation, mais c’est comme ça depuis le début. Lui qui s’agaçait dès lors que les problèmes étaient soulevés chuchote ses secrets dans le creux d’une oreille avisée. Je sais pas ce que j’étais en naissant, ni même si je ressemblais vraiment à ça. Donc je continue de changer et des fois, je me perds un peu. C’est pas grand-chose, mais ça suffit à faire une ride, je crois. Tout ce qu’il conserve, c’est un prénom déformé et un nom qui lui semble étranger ; pourtant l’angelot se ressaisit d’un éclatant sourire, le sang infecté pulsant dans ses veines épuisées. Et voilà! Est-ce que monsieur le préfet Sakurai est content, ou il a d’autres questions? La taquinerie est douce, son index brièvement appuyé contre le bout de ton nez.

Là où les paroles se veulent rassurantes, elles tranchent en dagues de cristal dans ses chairs. Ange se redresse brusquement sur l’impulsivité et l’imprévisibilité qu’ont les drogués, quand la nécrose se propage inégalement. Le sourcil se fronce et les crocs se dévoilent dans l’apathie d’un rictus insatisfait - el desdichado en palabre gravée contre son derme. Non, ça suffit pas!

La brûlure de la dernière injection démange l’intérieur de son bras et la culpabilité le ronge avant même que les mots ne franchissent la faible barrière de ses lippes mordillées. Je me perds pas de temps en temps, Hajime. Je me suis jamais trouvé. Il se sent trop unique - mégalomane hait qu’on s’assimile à sa triste condition. Pour vous c’est facile, vous avec un visage, une couleur d’yeux, de cheveux, une taille. Même si vous changez, c’est temporaire, c’est fait exprès. Moi je le sens pas vraiment. Peut-être que j’ai pas ce visage, que je l’ai volé à quelqu’un d’autre et que je m’en rappelle pas. Il s’élève et son pied sur le sol lui paraît trop lourd, erratique. Il se gratte le bras.

Je suis pas reconnaissable. Mon propre camarade de chambre, un de mes meilleurs amis pense que des inconnus rentrent dans notre chambre si j’ai pas cette tête. Et c’est normal, y a tellement peu de gens comme moi. Si peu qu’il s’en serait épris d’un inaccessible sang-pur, attiré par cette étrange partie d’Ange qui n’aspire qu’à laisser ses cheveux longs et porter des jupes. Enfin c’est la solitude qui fait trembler un sanglot solitaire dans sa voix, avant qu’il ne racle une gorge embarrassée et ronge la tendre chair de sa lèvre inférieure. Désolé, j’aurais rien dû dire. C’est trop compliqué, et j’ai plus envie d’en parler. Il croise les bras.

A la panique, Ange a toujours refusé de se soumettre. Le jour qui le toise de son impérieuse lumière l’en empêche, les foules qui l’entourent en quasi-permanence annihile toute la pression coincée entre ses côtes ; mais dans l’intimité de la salle de jeu, le silence à peine craquelé par les console que personne n’éteint, il en sent les griffes et en perçoit la respiration rauque, si lourde qu’elle pèse contre sa nuque et lui glace les viscères. Il pourrait y céder, lui chuchotent ses poumons contrits. Il pourrait s’abandonner à sa vive piqûre et laisser son venin s’enrouler autour de ses muscles, les engourdir suffisamment pour qu’au monde, Ange se soustraie.

S’il avait été seul, peut-être l’aurait-il fait. Il aurait senti le murmure vicieux de tous ces démons consciencieusement refoulé, leur haine vivace et meutrière à l’agonie de la lumière. Mais il ne l’est guère et c’est d’un déglutit décidé qu’il ravale bile et misère, qu’il déchire ses lèvres d’un sourire et hoche diligemment la tête. Ca va, ça va. T’inquiète.

Essaierait-il de te convaincre ou de se persuader lui-même, il n’en sait rien ; les muscles se tendent au contact chaud d’une main contre sa peau, les démangeaisons insupportables. Le regard droit, confiant - rassurant. Sa lippe en échappe un piteux frisson, s’agitant sur des sanglots qu’il se refuse à libérer. Quelques goulées d’air, profondes, et finalement, ses bras s’enroulent mécaniquement autour de toi, gamin pelotonné contre la seule source de chaleur qu’il saurait trouver. C’est dans un silence inhabituel qu’il se blottit, s’imprègne de ta fragrance et s’oblige à chuchoter ce qu’il voit, ce qu’il entend, ce qu’il sent. L’angoisse trépasse.

Il s’écarte, un instant, pour effleurer ta joue d’une main tremblante. Désolé. T’en parles à personne, hein? Même pas à moi. J’ai pas besoin d’en parler. Mensonge ou pas, toujours est-il que dur comme fer, il y croit. Le menton se dresse d’une détermination nouvelle, la risette plus facile, presque honnête. S’il te plaît. Je sais que t’as envie d’aider, et c’est gentil, mais justement. Si tu veux m’aider, n’en parle pas. Ca va. D’accord? Tu peux le promettre?

Il déteste s’énerver, Ange. Hait le feu qui brûle dans ses veines et l’envie de frapper qui démange le bout de ses bras - ronge sa lèvre d’une canine nerveuse, ravalant tout le fiel qui s’agglutine dans le fond de sa gorge.

Mais c’est si dur, aujourd’hui. Mauvaise journée, les manques qui griffent sous la peau et cherchent à nécroser le creux de sa cage thoracique ; c’est dur et il plante ses ongles dans la pulpe de ses paumes, plaque une risette sur ses lèvres, espère, espère que tu lui en voudras pas.

Oui. Promis. Mais tu sais… tu sais que tu peux m’en parler, d’accord ? N’importe quand. Et tu peux me parler de n’importe quoi. N’importe quand. Il soupire, la tristesse se glissant dans l’émail de son sourire. C’est bien beau, d’offrir son aide - c’est autre chose que de savoir s’en servir.

Hochement vague de la tête, il n’ose racler le fond de sa gorge par peur d’y déloger les sanglots enfouis. Je sais, tu te répètes depuis dix minutes, Hajime. J’ai compris, d’accord ? Mais m’en veux pas si je le fais pas. L’oeil supplie dans le silence - Ange s’écarte, laisse la gravité s’emparer de son bras et ses désirs l’emporter sur la raison. Je vais aller faire une sieste, je crois. Désolé de t’avoir appelé pour rien, on jouera une autre fois. D’accord ?
Et c’est pas grand chose, mais il espère, quelque part, que ça suffira.