C'était bizarre, de se dire que tu étais rentré, avec cette impression d'être rentré à la maison. Quand tu es arrivé, tu as eu cette impression, d'être chez toi, d'être là où il fallait que tu sois. Ce n'était pas pareil qu'avant, qu'à chaque retour de vacances, où tu n'avais qu'une envie, repartir rejoindre ta mère. Non, cette rentrée là... tu t'étais senti bien, dans le tramway, mais également sur le quai, et même dans ta chambre. Tu t'étais senti juste, bien, à l'aise, confortable. Comme si tu étais rentré chez toi. La pensée t'avait effleurée, tu l'avais jetée quelque part au fond de ton esprit, une voix te chuchotant que tu acceptais enfin ce que tu étais.

Peut-être qu'au fond, oui, tu acceptais enfin d'être un sorcier.
Et peut-être, qu'au fond, oui, tu acceptais enfin d'aimer Tetsuya.

Mais toi étant toi, il te fallait tes moments, tes escapades, ton besoin de liberté loin de cette île. Les évènements vont et viennent dans ton esprit, ne veulent pas se faire oublier. Quelqu'un est mort, dans cette école, et même si tu ne le connaissais pas, même si tu ne l'as jamais vraiment vu, même si tu n'y as pas véritablement fait attention... il est mort, dans cette école, dans ces murs que l'on a dit qui vous protégeraient envers et contre tout.

Un soupir t'échappe alors que tu restes là, à observer le lac. Et tes pensées dérivent comme les ondes d'eau à la limite de la terre. C'est fou, comme tu peux te concentrer sur les toutes petites choses. Tu ne t'inquiètes pas véritablement de ta sécurité, elle ne t'est pas spécifiquement importante, c'est plus celle de Sora, Yume, Tetsuya... les autres, finalement. Oui, c'est celle des autres, qui t'inquiètent. Et puis... et puis Tetsuya, encore. Tes joues rougissent, et tu sens la chaleur se propager sur tes pommettes. Comme si l'on pouvait te voir, tu caches ton visage dans tes mains. Tetsuya. Tu ne comprends pas ce qu'il désire, ce qu'il souhaite. Tu n'arrives pas à comprendre s'il veut... quelque chose, ou s'il veut rester dans cette relation amicale un peu bancale. Tu ne sais pas s'il veut plus ou s'il veut rester ce que vous aviez toujours été. Tu ne sais pas, et ça te rend taré, un peu, Kiyoshi, parce que tu penses qu'à ça. Et c'est horrible, de ne penser qu'à ça.

Une inspiration, une expiration, pour calmer les battements de ton cœur qui se sont accélérés à sa seule pensée. Et alors, une voix, tu sursautes presque quand Yori semble transplaner à tes côtés. Tu l'observes, un peu surpris, avant qu'il ne s'installe à côté de toi. Tu lui rends son salut d'une voix un peu hésitante, mais le voilà qu'il continue.

Tu as l'air d'aller mieux.

Un sourire vient étirer légèrement ton visage, avant que tu ne repartes observer le rivage. Tu cherches un peu tes mots, tu ne sais pas trop quoi lui dire. Oui, tu vas mieux, tu n'as pas que l'air. Tu vas vraiment mieux. Parce que ça s'est arrangé avec Tetsuya, parce que tu as rencontré Yume, parce que tu acceptes de plus en plus la mort de ta mère, parce que tu acceptes ta nouvelle tutrice dans ta vie.

« Je vais mieux, oui. »

C'est un murmure qui t'échappe, avant que tu ne te tournes vers lui. Tu lui souris de nouveau, avant de reprendre :

« Tu as l'air d'aller bien aussi. »

Il semble être même... tu ne sais pas, quelque chose te dit qu'il va bien, dans sa façon d'être. Peut-être te trompes-tu.

« Tetsuya n'est pas là. »

Et tu ne sais pas pourquoi tu as l'impression que tu dois lui dire, un peu comme pour dire qu'il n'est pas là, qu'il ne viendra pas, qu'il ne le trouvera pas ici. Parce que c'est sûrement lui qu'il cherche, non ?

Il va bien, qu'il te répond, et ça te fait sourire. Pourtant, la deuxième partie de sa phrase te surprend. Comment ça, il ne cherche pas Tetsuya ? Pourquoi vient-il, si ce n'est pour Tetsuya ? Votre relation est quasiment basée que sur lui, si ce n'est qu'entièrement sur lui. Si Yori vient, c'est pour Tetsuya. Que ce soit pour parler de lui, ou pour arranger les choses entre vous.

Tetsuya.

Et tes pensées s'envolent un instant, s'échappent loin de vous, se dirigent vers lui. Tetsuya. Et tu ne sais pas trop comment tu dois vivre cette amitié qui est plus que ce qu'elle est, cette relation qui n'en est pas vraiment une. Tetsuya. Et tu ne sais pas si tu dois être heureux de vous retrouver, ou tout simplement déçu que ça n'aille pas plus loin ; même si tu n'es pas entièrement sûr de ce que tu veux réellement. Tetsuya. Et tu ne sais pas, Kiyoshi, si tu veux comprendre ce qu'il ressent, ou si c'est plus simple de croire qu'il ne fait que jouer avec des sentiments qu'il n'a pas.

Mais Yori se fiche de tout ça. Yori s'insinue dans tes pensées, vient les chambouler et tu le regardes avec surprise. Mais peut-être que c’est important pour toi, qu’il ne soit pas là. Tu ne comprends pas. Son absence n'est pas importante. Sa présence ne l'est pas non plus. Enfin, si. Mais tu sais que tu n'es pas fait pour vivre avec les autres, entièrement, complètement, sans hésitation, sans rater un instant. C'est important pour toi, qu'il ne soit pas là, parce que tu peux réfléchir aux origamis que vous avez échangé pendant l'été, à votre comportement dans les quelques jours qui viennent de s'écouler. Parce que quand Tetsuya est là, tu as tendance à oublier de réfléchir ; et quand tu ne réfléchis pas, tout semble... tout semble partir dans tous les sens. Et tu ne veux pas que ça parte dans tous les sens, Kiyoshi, tu veux pouvoir arranger les choses si besoin.

« Je ne comprends pas, » murmures-tu enfin, le regardant toujours.

Tu ne comprends pas. Tu ne vois pas où il veut en venir.

Tes bras viennent enlacer tes genoux repliés contre ton torse, et tu observes cet adolescent plus vieux que toi, qui semble tout comprendre d'un simple regard. Peut-être parce qu'il connaît Tetsuya. Oh. Ou peut-être parce qu'il lui ressemble plus qu'à n'importe qui d'autre. Oui, oui, c'est sûrement ça.

Sa question arrive dans ton esprit, et tu réfléchis un instant.

« Ton affirmation. »

Tu comprends, qu'il puisse ne pas venir pour chercher Tetsuya. Parce que tu comprends que vos conversations ne tournent qu'autour de lui. A vrai dire, il n'est jamais venu te voir pour te demander où était Tetsuya, il est toujours venu pour te parler de Tetsuya. Finalement, c'était votre seul véritable sujet de conversation, parce que c'était la seule chose qui vous reliait vraiment.

Puis de nouveau, il accroche son regard au tien, et sa voix vient s'échapper de ses lèvres. Ça n’a pas l’air d’avancer des masses, entre vous deux. Tes joues se colorent, tu détournes le regard, le visage, même, il s'enfonce dans le creux que forment tes bras. Comment ça, ça n'avance pas entre vous deux ? Tu ne comprends pas. Tu n'as pas trop envie de comprendre. C'est juste compliqué, et ça va bien, c'est tout. Et même si vos échanges d'origami ont été plus que compréhensibles... rien n'a changé. Vous êtes juste redevenus ce que vous aviez toujours été.

Ton coeur bat si vite dans ta poitrine, et tu tentes de calmer ta respiration, observant le tissu de ton pantalon. Il te faut un moment avant d'émerger, de te redresser, de le regarder de nouveau. Tu cherches tes mots, Kiyoshi, puis enfin, ils arrivent à se former dans ta gorge, à dépasser la barrière de tes lèvres dans un murmure :

« Je pense... je pense que tu te trompes sur ce qu'il se passe. Tetsuya et moi, on est amis. On est juste amis. »

Tu te redresses, allonges tes jambes devant toi, les mains plantées dans le sol. Tu observes tes genoux sans trop savoir quoi rajouter. Vous êtes amis, et tu n'es pas sûr d'avoir envie que ça change. Vous êtes amis, et rien n'a changé depuis. Vous êtes amis, et vous n'aviez plus jamais parlé de vive voix de ces baisers. Vous êtes amis, et vous aviez tous les deux refusé ces je t'aime que vous vous étiez murmurés. Vous êtes amis, Kiyoshi. Pourquoi essayer de tout briser ?

Yori parle ; et non, il ne se trompe pas sur les sentiments que tu peux porter à Tetsuya. Il ne se trompe pas, tu crois, sur les sentiments que peut avoir Tetsuya à ton égard. Pourtant, même en sachant tout ça... quelque chose ne fonctionne pas, quelque chose est absent, et tu as promis d'attendre, alors tu vas le faire, mais Tetsuya... Tetsuya ne semble pas enclin à aller plus loin, et s'il ne le souhaite pas, ce n'est pas toi qui feras le premier pas. Et si tu le faisais, et que Tetsuya refusait ? Qu'il te disait que non, qu'il ne le veut pas, qu'il ne le souhaite pas ? Et s'il se remettait à t'éviter ? A te dire qu'il regrettait tout, vraiment tout ? Et si tu le perdais, encore une fois ? Et si cette fois-ci, il ne revenait pas ? Et si tu le perdais, à tout jamais ? Non. Non tu ne peux pas perdre Tetsuya, et tu préfères rester silencieux, attendre qu'il soit sûr.

Tu le sais, au fond de toi, qu'il ressent quelque chose pour toi. Il te l'a dit, la couleur de l'origami te l'a assuré... mais toute une partie de toi n'y crois pas. Parce que s'il t'aimait, si c'était le cas, pourquoi partir, s'échapper, s'enfuir ? Pourquoi t'éviter quand tu allais vers lui ? Pourquoi te dire qu'il regrettait tout ? Et tu sais pourquoi il est revenu, parce que votre amitié comptait, compte toujours, pour lui... et quelque chose, une voix te dit que ce n'est que ça. Votre amitié. Et il ne veut pas détruire ça.

Et tu le comprends.
Alors tu restes silencieux.
Et tu acceptes ce qu'il veut bien te donner, t'offrir.

Il parle, Yori, et tu lui jettes un coup d’œil, observes de nouveau tes genoux. Puis ton regard se pose sur lui, réellement, et tu cherches quoi lui répondre. Tu as envie de lui dire que ce ne sont pas ses affaires, qu'il faudrait qu'il s'occupe de lui, qu'il n'a pas à s'occuper de toi ; quelque chose t'en empêche. L'espoir, peut-être.

« On ne se voile pas la face. »

On. Pas je. On, parce qu'il y a lui, et toi. Parce que vous êtes quelque chose. Tu ne sais pas quoi, mais quelque chose.

« Je pense... je pense que Tetsuya ne veut pas prendre le risque. »

Et c'est ce que tu penses réellement, Kiyoshi. Ton regard se perd quelque part devant toi. Une inspiration profonde, puis un soupir.

« Et je ne suis pas prêt à le prendre s'il ne veut pas le faire. On a déjà tout cassé une fois. Ce serait idiot de refaire les mêmes erreurs, non ? »

Yori ne doit pas être au courant, que tout s'est brisé, et pourquoi, surtout. Et tu t'en fiches un peu. C'est ton secret à toi aussi, et si tu veux le partager, tu as le droit. Tu hausses les épaules avant de te mettre en tailleur, tes doigts jouant avec les brins d'herbes entre tes jambes. Le risque qu'il s'enfuie encore une fois ? Tu ne sais même pas, Kiyoshi, si tu pourrais y survivre ou pas.

J’imagine que tu parles de la période où tu me disais que Miura pouvait aller crever.

Tu entendrais presque la moquerie dans sa voix, et peut-être aussi un peu de colère. Mais la vérité, Kiyoshi, c'est que tu ne regrettes pas ces mots. Tu ne les regrettes pas, parce que tu les pensais, sur le moment. Parce que ce Tetsuya là, ce Tetsuya qui part, qui t'abandonne, qui te fait voir un monde où vous auriez pu être ensemble, heureux, et qui te l'arrache sans aucune hésitation, avec des mots brutaux, violents, avec une absence tellement omniprésente que tout ton être semblait être seul... ce Tetsuya là, tu l'as détesté, tu le détestes encore, des fois. Tu l'as détesté pendant les vacances, aussi.

Tetsuya t'a tourné le dos sans hésiter.
Qui te dit qu'il ne va pas le refaire ?

Et pourtant, pourtant Kiyoshi, tu fonces de nouveau la tête baissée. Parce que c'est Tetsuya, ton meilleur ami. Il est aussi celui pour qui ton cœur palpite, bat trop vite, pour qui tes mains deviennent moites et tes joues se colorent. Alors tant pis, tant pis si tu as mal une nouvelle fois. Peut-être que ça vaudra la peine, peut-être pas. Tu ne le sauras que plus tard. Un jour, peut-être. Plus tôt que tu ne le penses.

« Le jour où tout le monde a appris pourquoi on avait pas eu de vacances, j'étais dans ma chambre. Parce que j'étais à la cérémonie funèbre de ma mère. J'ai eu le droit à quatre jours. »

Seulement quatre. En comptant le voyage.

« Tetsuya est venu me voir, dans ma chambre. Il voulait me parler de ce qu'il s'était passé. Et... et on s'est embrassé. »

C'est la première fois que tu en parles à quelqu'un. Et ton cœur bat si vite, tes joues restent rouges et tu ne peux que fixer un point, loin, loin devant toi. Peut-être ne devrais-tu pas en parler, mais tu veux lui expliquer, pourquoi, pourquoi tu avais si mal, la dernière fois, pourquoi les paroles ont dépassé ta pensée, tes vraies pensées, mais pourquoi tu les as pensé si fort à ce moment-là.

« Et je lui ai dit que je l'aimais. Puis il est parti. Et il m'a évité. Pendant longtemps. Vraiment longtemps. »

Un peu moins de deux mois. Mais tellement de temps pourtant. Cinquante quatre jours. C'est long, cinquante quatre jours.

« Et il m'a dit qu'il regrettait tout, quand on s'est vu à Kyoto. Tout. Sans exception. Même moi. »

Même toi, Kiyoshi. Je regrette tout. Même toi, Kiyoshi. Il te regrettait tant, à ce moment-là.

« Et tu sais, Tetsuya... Tetsuya c'est mon meilleur ami, depuis qu'on est gosse, et on s'est retrouvé ici, mais on se connaissait, d'avant. Alors, ma mère est morte, et Tetsuya ne voulait plus me voir, du tout. J'étais... j'étais un peu perdu. Seul, aussi. C'est pas forcément d'être facile d'être tout seul, dans ces moments-là. Surtout quand on a pris l'habitude d'avoir toujours quelqu'un auprès de soi. »

De nouveau, tes jambes se resserrent contre ton torse, tu les enserres de tes bras. Ton cœur bat si vite, si vite, tellement vite.

« Je sais pas si je supporterai qu'il parte encore une fois... »

Tu ne le supporteras pas, Kiyoshi, tu le sais. T'y survivras, mais ça changera tout en toi, tout, et définitivement. Et tu ne veux pas, parce que Tetsuya, c'est celui qui fait de toi la personne que tu es aujourd'hui, c'est celui qui te rend meilleur par sa simple présence, c'est celui pour qui tu veux faire des efforts... Sans lui, à quoi ça servirait ?

A rien.
Sans lui, ça ne sert à rien.

Il te dit qu'il comprend mieux. Tes réactions, ta colère. Et ça te soulage sans que tu ne saches trop pourquoi. Tu n'es pas spécifiquement proche de Yori, et tu n'attends pas à ce qu'il accepte quoi que ce soit. Je ne peux pas cesser de le défendre avec ce que je sais de lui. Et ça te fait sourire, un peu, alors que tu restes replié sur toi-même. Tu es même heureux de savoir que, quoi qu'il se passe, Tetsuya aura toujours Yori à ses côtés. Alors tu lui dis, la voix un peu tremblante, la voix un peu triste, et pourtant heureuse. Tu ne sais pas trop, Kiyoshi, pourquoi tu te sens si mal et si heureux à la fois :

« Je suis heureux de savoir que, quoi qu'il se passe, il t'aura toujours toi. »

Puis c'est un léger rire qui t'échappe, quand il te parle de te voir heureux. Et tu secoues la tête de gauche à droite. Ton regard part à la recherche du sien, et tu le trouves avec beaucoup trop de facilité. C'est si simple de parler avec Yori. Si simple que tu te rends compte que tu aimerais garder ce début d'amitié précieusement.

« Pour le moment je le suis, je crois. »

Avec Tetsuya à tes côtés, avec Yume comme ami. Même avec tout ce qu'il se passe, tu arrives à trouver du bonheur, de la joie, et c'est grâce à eux. Alors tant que tu les as à tes côtés, Kiyoshi, rien ne peut vraiment t'arriver.