Tu n'étais pas allé au dîner. D'un parce que tu n'avais pas faim, de deux, parce que tu n'avais pas envie d'avoir tous les regards braqués sur toi une nouvelle fois. Tu avais toujours préféré leur ignorance que leur regard empli de jugement. A eux. Les autres. Tous ceux qui jugent sans savoir, tous ceux qui murmurent et qui crachent leur venin sans penser aux conséquences. Tu avais toujours préféré être seul. Juste seul. Le regard de Tetsuya te revient en mémoire et tu le chasses de ton esprit. Pas encore, tu n'es pas encore prêt à faire face à tout ce qu'il signifie. Demain. Demain quand le jour se lèvera de nouveau, et que tu prendras conscience qu'il veut disparaître de ta vie.

Une nouvelle fois.
A-t-il seulement voulu y être ?
A-t-il seulement voulu y rester ?
A-t-il seulement souhaité te revoir ?
Et toi, toi qui pourrais lui demander, lui prier, lui implorer, le supplier...
Et lui, lui qui ne va que s'effacer, se détourner, te mépriser.
Une nouvelle fois.
Encore une fois.

L'origami de Yume arrive sur tes pieds et tu le prends dans tes mains, le menton posé sur tes genoux. La couleur te serre le cœur, et c'est la mélancolie qui t'accable. Est-ce qu'il sera triste en ta présence, désormais, toi qui es le noyau de ses soucis ? Toi qui es celui qui a tout détruit ? Est-ce qu'il va s'effacer, se détourner, te mépriser comme Tetsuya l'a déjà fait ? Ton cœur se serre alors que tu lui réponds, et tu jettes un regard à l'heure. Tu as encore quelques temps à passer, à oublier.

Oublier.

Et le temps s'écoule, peut-être pars-tu un peu plus tôt de la salle commune pour ne pas croiser trop de monde, tu aimerais éviter. Finalement, s'ouvrir aux autres n'est pas la meilleure des idées. Et pourtant, jamais, jamais tu ne regretteras de t'être ouvert à Yume. Tu as le temps de prendre une douche avant de rejoindre Yume, alors c'est ce que tu fais, puis tes pas te guident jusqu'aux onsens. Vides.

Tu t'enfonces dans l'eau sans l'attendre, sans même réfléchir, sans même y penser. Tu ne fais pas attention à ta peau légèrement bleuie sur ton ventre, Yume avait soigné le plus important, et ce n'était qu'un bleu, tu pouvais vivre avec. Un soupir alors que tu t'immerges totalement. Et tu n'entends plus rien, et tu ne sens plus rien.

Et peut-être que tu te sens bien.

Tu ne l'entends pas arriver. Tu ne fais pas attention à son arrivée. Tu ne fais pas attention à grand chose. Quelque chose pourrait venir t'attaquer que tu te laisserais faire sans bouger d'un pouce. Ça n'a pas d'importance. Plus rien n'a d'importance. Il vient s'installer à tes côtés, se glisse dans l'eau comme tu l'as fait quand tu es arrivé, et tu te contentes de hausser les épaules quand il te parle des étoiles.

Tu n'as même pas envie de les observer.
Tu aimerais arrêter l'astronomie.
Option inutile.
Qui ne sert à rien.
Oui, ce serait bien, d'arrêter l'astronomie.

Il reprend la parole, sa voix semble plus sûre, et tu aimerais... tu aimerais laisser échapper un rire, ou t'énerver, ou dire que tu es d'accord avec lui, que tu leur en veux. T'en es pas capable. Parce que tu es incapable d'en vouloir à Tetsuya. Tu ne lui en as même pas vraiment voulu quand il est parti, parti, qu'il a disparu, qu'il t'a laissé faire seul le deuil de ta mère, au moment où tu avais le plus besoin de lui. Tu ne lui en as même pas vraiment voulu, c'était à toi que tu en voulais. A toi seul. Parce que tu es le seul responsable de ton existence, et que c'est ton existence qui pose problème. Seulement la tienne. Tout irait bien, sans toi dans l'équation.

Je pense qu’il faudrait cesser d’exister.

Ninomiya a raison. Cesser d'exister. Tu l'as pensé si longtemps, à la mort de ta mère, tu ne comprends pas comment tu n'es pas allé jusqu'au bout, comment tu n'as pas osé, comment tu n'as pas eu le courage. Tout aurait été si simple, si simple, tellement simple. Et maintenant ? Maintenant quoi, Kiyoshi ? Maintenant les paroles de Ninomiya résonnaient encore et encore et encore dans ta tête, et le mépris de Tetsuya semblait plus violent encore que les coups que tu avais reçu quelques heures auparavant. Tout serait si simple.

Tu te laisses glisser dans l'eau sans lui répondre. Tu as besoin de réfléchir à quels mots utiliser, à ce que tu ressens. Rien. Tu restes immergé un instant avant de remonter, respirer, et tu rejettes tes mèches en arrière en passant les doigts dans tes cheveux. Ce n'est pas de ta faute. Il faut pas que tu t'en veuilles. Vous aviez fait une erreur. Une simple erreur. Une seule erreur, et tout disparaissait ? Une seule, Kiyoshi, et tout s'effondrait ? C'était injuste. Tu veux hurler, hurler, hurler encore. Tout semblait si bien aller, tout allait si bien, tout était parfait et... et peut-être que tu lui aurais dit, à un moment donné, mais quand, quand quand ? Et pourquoi ? Ça n'avait aucune importance, aucune importance.

Tu regardes tes mains que tu fais aller et venir dans l'eau, et tu lâches alors, sûr de toi, sans vraiment hésiter : Si Kiyo demande à ce qu'on ne se voie plus pour que ça s'arrange entre vous, je le ferai. Pour lui, pour eux, pour cet amour que tu envies un peu. Et tu te tournes vers lui, lui souris. C'est un vrai sourire, Kiyoshi, heureux, mais un peu triste quand même. Et j'aimerais... j'aimerais que tu n'hésites pas à le faire si tu en as envie. Tu aimerais juste pouvoir tout arranger, que tout s'efface, qu'ils arrivent à survivre à ça. Ce geste qui a si peu d'importance pour vous et tellement pour eux. Rien rien. Ce n'était rien d'important.

Mais ton château s'est effondré avant même que la première carte ne soit posée.

Non. Ce n'est pas de sa faute. Ça ne le sera pas. C'est de la faute de Ninomiya. Alors oui, oui vous êtes fautifs. Fautifs d'avoir voulu un peu d'amour. Fautifs d'avoir recherché quelque chose que les autres ne vous donnaient pas. Fautifs d'un baiser, un simple baiser qui ne signifiait rien, que chacune des parties n'a pas regretté... mais avec lequel elles se sont rendus compte que c'était de toutes autres lèvres dont elles avaient besoins. Vous n'étiez fautifs que d'avoir cherché du réconfort, d'en avoir trouvé. Vous n'étiez fautifs que d'avoir cette promesse, scellée par un baiser comme deux enfants qui auraient pu se jurer l'amour éternel de la même façon.

Ninomiya avait décidé de le quitter. Ninomiya avait décidé de te frapper. Ninomiya était celui qui avait pris les décisions les plus extrêmes sur tous les choix possibles qui s'offraient à lui. Alors ce n'était pas de la faute de Yume. Il n'avait fait qu'une erreur. Une erreur dans toute une relation, et c'est comme ça qu'il était remercié ? Comme ça qu'il était aimé ?

Et Yume prend la parole, Yume s'insurge, et le sourire étire tes lèvres. C'est un sourire heureux, un sourire tendre. Parce qu'il te dit qu'il ne le fera pas, et parce qu'il te dit, d'une certaine façon, qu'il te choisira toi. Et ça, Kiyoshi, ça... ça te rend tellement heureux, au fond, qu'on te dise qu'on te choisira toi, que c'est toi qui es important, que toi, tu vaux quelque chose aussi.

Il faudrait cesser d'exister.

Pas tant qu'il y a Yume, parce que Yume a raison. Tu lui as promis, vous vous l'étiez promis. Ton regard trouve le sien et tu appuies l'arrière de ton crâne contre le rebord du bain. Tes cheveux glissent sur tes épaules et tes tempes, s'y collent. Tu souris : J'oublierai pour rien au monde. Tes joues rougissent un peu alors que ta voix se fait plus faible sur la fin de ta phrase. Tu détournes les yeux, glisses ton regard sur les étoiles et tu inspires profondément : J'ai hâte qu'il fasse nuit plus tôt, pour qu'on puisse aller regarder les étoiles sans prendre le risque de se faire enlever des points à cause du couvre-feux. Et ton regard retrouve le sien, de nouveau, avant que ce soit ta main qui rejoigne la sienne dans l'eau. Tu la serres, dans une étreinte qui voudrait dire : tout va bien, ça va aller, ça va s'arranger.

Et tu aimerais lui promettre comme tu lui as promis votre amitié.

C'est le sourire qui prend possession de tes lèvres. Pendant un instant, tu oublies. Pendant un court instant, tu te dis que, peut-être, tout pourra s'arranger, tout pourra aller. Pendant un instant... tu aurais presque envie de dire que tout est parfait. Et c'est un sourire qui s'étire, un rire qui te fait hocher la tête. Oui. Oui ça te plairait, de pouvoir venir ici au lieu de rester au froid.

Puis le silence s'installer alors que tu observes de nouveau les étoiles. Tu essaies de calmer les battements effrénés de ton cœur. Il bat si vite, et tu sais très bien pourquoi : parce que tu paniques. Intérieurement, au fond de toi, tu paniques. Et si tu avais perdu Tetsuya pour de bon ? Et si Tetsuya ne voulait plus jamais te voir ? Et si Tetsuya... et si Tetsuya ne cherchait qu'une excuse pour te rayer de sa vie ? Et si tu le perdais à tout jamais ? T'as le cœur qui bat la chamade parce qu'il est en vrac.

Et la phrase de Yume ne le rassure pas. Il a essayé. Avec Tetsuya. Et tu as envie de lui dire qu'il ne faut pas, que Tetsuya a besoin de temps pour digérer l'information, qu'il faut qu'il l'accepte. Tu sais comment Tetsuya fonctionne. Tu le sais très bien.

Je lui ai dis que c’était de ma faute et pas de la tienne, mais il a pas l’air prêt à accepter d’écouter.

C'est un rire triste qui t'échappe alors que tu abandonnes sa main, que tu glisses un peu plus profondément dans l'eau, jusqu'à ce que le bas de ton visage soit immergé, que tes oreilles le soient aussi. Tu as envie de crier, de rire, de pleurer, de tout à la fois. Tu cherches tes mots, tu ne sais pas quoi dire. Non, il n'est pas prêt, et tu ne sais pas s'il le sera un jour. Et même s'il l'est, tu n'es pas sûr qu'il te pardonne. Et en même temps, en même temps ça te met en colère, parce que ce n'est rien, parce que toi, tu lui as pas fait tout un foin quand Ange l'a embrassé, parce que toi, tu ne le rendrais pas mal si ça venait à arriver, parce que toi, tu ne l'as pas fait se sentir comme une merde quand il t'a abandonné au moment où tu avais le plus besoin de lui.

Et pourtant, pourtant tu en avais tellement envie.

Tu te redresses, juste assez pour que ta bouche soit hors de l'eau, et tu marmonnes presque : Le truc c'est que... on s'est embrassé avant même qu'il me dise ce qu'il voulait. C'est injuste, de m'en vouloir pour ça. Injuste, oui. Il m'avait demandé d'attendre qu'il soit prêt, mais vu qu'il m'avait déjà rejeté une fois je pensais juste... je pensais juste qu'il voulait faire ça bien, tu vois ? Dans le sens, le dire, vraiment, avec les bons mots, pas... retourner mes sentiments ou quoi. Mais on en a parlé, après, et il m'a dit, et j'ai pas pensé à lui dire parce que... parce que c'est pas important ? J'veux dire, c'est pas... c'est important pour nous deux mais c'est pas comme si j'étais amoureux de toi, ou que si tu étais amoureux de moi, ou que si ça signifiait quelque chose d'hyper important, tu vois ? C'est juste... c'est injuste, de m'en vouloir comme ça.

Injuste. Injuste de te rendre compte que, dès que tu commences à sortir la tête de l'eau, il y a toujours quelque chose pour t'y enfoncer de nouveau.

T'as la tête qui tourne. La chaleur, peut-être. La tristesse, sûrement. Il est d'accord avec toi, lui aussi, il pense que c'est injuste. Et d'un certain côté, tu comprends Tetsuya, tu le comprends vraiment, tu lui en aurais voulu aussi, et tu ne t'en aies rendu compte qu'en voyant son regard sur toi tout à l'heure... mais à sa place, à sa place tu le laisserais s'expliquer. Peut-être qu'après tu lui en voudrais encore, peut-être qu'après tu lui demanderais du temps, de la distance... mais tu le laisserais s'expliquer, tu le laisserais t'expliquer. Peut-être que tu ne le pardonnerais pas immédiatement, mais à la fin, tu le pardonnerais.

Parce que c'est Tetsuya.

Tetsuya peut te faire autant de mal qu'il le souhaite, ce n'est pas grave, tu lui pardonneras toujours. Toujours. Toujours. Toujours. Parce qu'il est ton meilleur ami, parce qu'il est une autre partie de toi, parce qu'il est celui qui, même absent, à toujours été présent. C'est Tetsuya. Et Tetsuya, tu lui as pardonné son absence, son dégoût, son rejet. Tu lui as pardonné son abandon avant même qu'il ne demande pardon. Parce que c'est Tetsuya. Et tu penses, tu penses mériter un peu de ça. Pas le pardon, pas forcément, mais juste... juste l'écoute, oui. Au moins ça.

Yume continue, et tu ne peux que hocher la tête, être d'accord avec lui. A partir du moment où vous avez été emprisonné sur cette île, plus rien n'a fonctionné, plus rien n'a marché, tout s'est effondré. Tout allait bien, avant. Puis il continue, et tes joues rougissent brutalement sous le compliment. Tu te laisses glisser dans l'eau, déglutissant. Dis pas des choses comme ça... Parce que tu as l'impression de ne pas les mériter, de ne pas le mériter. Parce que tu as l'impression qu'il ne se rend pas compte qu'il ne devrait pas l'être, que c'est toi, qui es heureux, parce que tu as tant, tant de chance d'être à ses côtés, de l'avoir à tes côtés. Pas pour longtemps, sûrement, mais il est là pour le moment. Je suis heureux que tu sois là aussi... Puis le silence, et tu cherches son regard, le trouves. Tu ouvres la bouche, la refermes. Pendant quelques secondes à peine, tes pupilles se font fuyantes avant de retrouver les siennes : Merci, pour tout à l'heure. D'être intervenu. Même s'il n'aurait pas du. Mais tu es heureux qu'il l'est fait, qu'il t'ait soigné.

Et tu lui souris.
Heureux d'être avec lui.  

Il n'aurait pas pu rester sans rien faire. Et tu as envie de rire jaune. Tetsuya n'a même pas essayé de faire quoi que ce soit, il n'a même pas essayé de te défendre, d'arrêter tout ça, d'arrêter le coup. Il a laissé faire. Au fond, tu le méritais. Tu le méritais sûrement.

Il continue, et tu te contentes d'observer le ciel encore un peu avant de chercher quoi répondre. Yume ne pensait pas qu'il irait juste que là, et Yume est sûrement la personne qui doit le connaître le plus. Alors le problème venait sûrement de toi. Je pense... Tu t'arrêtes, cherches les mots qui ont du mal à s'échapper de ta gorge.

Il faudrait cesser d'exister.

Une inspiration avant un soupir, tu reprends : Je pense que je suis tout ce qu'il déteste... et que ça n'a rajouté qu'un élément en plus. Tu es tout ce qu'il déteste, Kiyoshi, et tu le comprends parfaitement. Tu le comprends, parce que toi aussi, tu t'es haï si souvent, tellement longtemps, encore maintenant. Il t'arrive de glisser les yeux dans ceux de ton reflet, de n'y voir qu'une personne différente, quelqu'un qui n'est pas toi, quelqu'un qui se cache, quelqu'un qui met un masque. Tu n'aimes pas ce reflet, c'est pour ça que tu ne le regardes jamais. Ce n'était pas physique, ou même mentale, c'était juste... juste un tout que tu n'appréciais pas, que tu n'aimais pas, que tu venais à haïr petit à petit.

Finalement, Ninomiya et toi aviez bien plus en commun que ce que tu aurais pu penser.