Quinze jours à contempler ce que ses yeux meurtris lui laissaient voir ; les muscles grincent à chaque mouvement et l’envie de voler se brise au contact de la peur panique, deux ou trois nuits à s’agripper au bras de Rajan sous l’effet des cauchemars. Il se voit tomber et sent l’impact lui broyer les os et la sueur perle à son front couvre ses bras quand il s’éveille perdu dans des draps humides.

Quinze jours plus tard et la sérénité l’embrasse et tu l’étreins dans un lit qui ne paraît même plus sien—lui, docile, suit tes rythmes et tes symphonies sans cacher son entrain, si assoiffé de tous les contacts que tu pourrais lui offrir qu’il en oublie presque l’arrogance fichée dans sa moelle. Plutôt bien rétabli, j’ai l’impression. Ca me rassure, tellement. La poitrine se serre sur de doux palabres et les mains en expriment l’étroitesse lorsqu’elles s’enroulent autour de ta taille, qu’elles t’attirent plus encore à lui et à ses tremblements inexplicables.

Désolé. Demi-mensonge s’il en est ; il n’éprouve de remords qu’à t’avoir inquiété et d’autres regrets à l’inéluctable récidive de ses traîtrises. Pour l’heure c’est à ta lippe qu’il laisse transparaître sa repentance, à ton flanc qu’il confesse ses péchés et si ses iris sont vitreux ça ne l’empêche de t’imaginer et tout son être se souvient des coins qui tirent frissons et soupirs—pourtant un souffle pénible s’échoue sur ta clavicule au creux de laquelle son nez se fourre, et Ishan se lamente. Je sens qu’un des trucs qui me manquera le plus reste la couleur de tes cheveux.

Et celles de tes yeux lorsqu’ils le regardent et lui se hisse à ta hauteur et les cherchent sans succès ; crocs s’entrechoquent dans la contrariété lorsqu’il ne distingue que la vague lumière et des nuances anthracites, lui qui s’émerveillait de sa vue perçante et jouait avec son faucon sur le bord précaire de son balai. A la pensée fraîche encore de sa descente en enfer il presse des doigts urgents dans tes hanches et inspire nerveusement dans les mèches qu’il sait rousses, qu’il fantasme encore déceler. J’aurais pas dû voler, il aurait eu mieux fait de courir et de te trouver toi, que de chercher un réconfort factice dans le ciel crevé de nuages.

Sérieux ? Et l’agacement pousse les mains à presser, vicieuses, la chair tendre de tes hanches. Qu’est-ce que tu leur trouves ? Ishan n’est pas prompt aux compliments—ni à la patience, aussi ses crocs redoublent-ils d’effort à ton lobe et à ta lèvre, les sourcils froncés de déplaisir. Ils sont beaux, dit-il simplement avant de frotter la pointe de son nez contre la naissance de ta mâchoire. Différents. C’est précisément ce qu’il aime chez toi ; ce qui te distingue de l’océan d’ébène, ce qui lui permettait à l’origine de te percevoir même au milieu des foules, même lorsque tu te noyais dans son immensité. J’adorais les capter au milieu de tous ces nippons si fades. Et maintenant c’est gris qu’il les voit, gris qu’il les touche mais rouge vif qu’il les imagine.

Dans un soupir satisfait il te laisse l’étreindre, la douceur apatride sur son territoire durci par l’héritage ; peu habitué aux embrassades, les bras frémissent sous les plis des draps et la vulnérabilité ronge l’os de sa faiblesse viscérale. Hm.. Tu ne m’as toujours pas dit pourquoi. Ses muscles figés ne passent pas inaperçus, puisqu’en excuse tu te confonds et lui finalement rit et te serre dans ses bras, efface l’incertitude par le biais audacieux de la désinvolture. Xue, un murmure, commence pas à me prendre avec des pincettes. Y a d’autres façons beaucoup plus plaisantes que des pincettes, bordel.

Si obscène que d’ordinaire—un moyen sous-tendu d’alléger l’air qui vous entoure, l’atmosphère encore trop intense pour son myocarde malmené. Il laisse le silence s’installer et en savoure la quiétude, ses doigts dansant distraitement le long de ton flanc ; la chaleur qu’il dégage le déconcentre, et ne cède nulle place à la panique fichée sous ses ongles. J’ai appris quelque chose de… Déroutant. Cette fois les mots sont pesés et c’est lourds qu’ils gisent sur sa langue, les doigts ensevelis sous les draps et sous les tiens—arrière-goût amer entre les crocs les vérités coincées dans l’émail du sourire faiblard qu’il décoche.

Mon père… Etait en fait mon grand-père. La confession est étranglée ; pas par culpabilité, mais par nécessité. A quel point le secret était-il important, pour que Rajan attende si longtemps pour le lui confier ? Emporte ce secret dans ta tombe s’il le faut, Xue. Je sais pas pourquoi Rajan me l’a caché si longtemps, mais… Il doit avoir une raison. Les pulsations erratiques du coeur l’assourdissent et il vient quêter le rythme du tien, piteux. J’espère encore qu’il viendra me dire que c’est qu’une vaste blague.

Je fais pareil avec ta peau.
Ishan s’est toujours engorgueilli de ses différences—une fois qu’elles étaient siennes, qu’il en comprenait la source et en acceptait la présence, chaque tare devenait atout et chaque atout était fièrement mis en valeur. Si son origine avait valu moqueries et haine de fades nippons, il avait su s’ériger jusqu’au sommet de la chaîne alimentaire, carte maîtresse du jeu des Yatagarasu ; si ses attirances avaient arraché ses cousins d’un quotidien blafard, il les avait remplacé de bien meilleures compagnies et s’épanouissait parmi d’autres déviants, sans une once de gêne.
A présent, il ne lui reste rien.

Ces échelles qu’il a gravi, ces pentes qu’il a surmonté glissent entre ses doigts en indiscernables grains de sable, et il ne trouve plus de réconfort qu’au creux de tes bras—trop aveuglé par la lumière pour distinguer le vif d’or et briller sur un balai, et nouvellement héritier qui se devra de remplir le devoir conjugal imposé.
Sans doute refoule-t-il ce pernicieux souci, le nez enfoui dans tes mèches vives ; sans doute le réalisera-t-il plus tard, dans la solitude rassurante d’une chambre vide, hors de cette île et de l’enfer qui les attend.

Pour l’heure c’est taquin qu’il amuse ses doigts contre ta mâchoire, taquin qu’il murmure des secrets qui ne sont même pas les siens. Rajan.. c’est pas ton frère ? Amertume coule dans sa gorge en bile suspicieuse—l’entendre d’une autre bouche ronge ses sangs d’une inquiétude difficilement camouflable. Il hoche la tête. La prise de ses doigts ne se raffermit qu’à la mention de sa pauvre petite soeur, encore épargnée de vérités qui ont manqué de le briser, lui ; il pourlèche ses lèvres et ravale un soupir las.

Pas pour l’instant. Je lui ai rien dit, et j’ai demandé à Rajan d’en faire de même. Mais elle devra le savoir un jour ou l’autre. Dans une inspiration tremblante, il se laisse bercer par le bruit des eaux et de ton souffle, un court instant. Je sais pas ce que je vais faire, confie-t-il dans le silence, mais j’ai peur que le changement devienne inévitable. Car lui n’a plus rien à perdre, si ce n’est les autres ; l’impulsivité en brasier dans ses veines n’attend que d’être libérée, puisque nul avenir glorieux ne retient encore le prince nouvellement déchu—et, dans l’ironie livide de la vie, nouvellement couronné. Je vais sûrement enchaîner les conneries.
Et, à terme, tu ne lui pardonneras plus ; il le sait, si bien qu'il le tait.