La brosse frottait avec lenteur le plan de travail ciré pourtant usé par tant de passages, des plats chauds ou froids. Les couverts se nettoyaient seuls, le balai se passait et Akihiro préparait le passe-plat à accueillir le repas de son ami. Mais au moment de le déposer, il soupire, hésitant à se contenter de si peu avec l’irrépressible envie de s’assurer lui-même que l’herboriste mangeait à sa faim. Les origamis fugaces ne suffisaient parfois plus pour le cuisinier qui avait pour habitude de lire sur le visage de ses amis la moindre émotion, malgré les masques invisibles que chacun revêtait. Il retira sa préparation et prit d’autres couverts ainsi qu’une portion qui lui revenait de droit. Dans un bento magique, il dispose le tout et observe une dernière fois la cuisine propre et enfin vidée de son monde pour transplâner au-devant d’une boutique qu’il ne connaissait que trop bien. Il était là pour l’inauguration, appréciant les odeurs mélangées des diverses plantes tant qu’elles ne mordaient et ne criaient pas. Certaines espèces avaient tendance à le rendre nerveux malgré son affection pour la botanique.
Il ne prend pas la peine de frapper, laissant le carillon enchanter tinter pour l’annoncer. Il sourit, sa boite en main et observe la pièce dont le bois ancien lui rappelle qu’il préfère aisément cette matière à celles plus lisses d’un métal, beaucoup trop froid pour lui et dont les températures varient de façon trop instable à moins d’être intégré à un système plus complexe. Si Akihiro n’appréciait pas tant son propre espace, sans doute se plairait-il à transplâner plus souvent. Leurs échanges, notamment de lettres établissaient les commandes de l’un comme de l’autre, se servant d’aromate pour le besoin de repas en grande quantité ou en plus petite pour quelques chanceux, le propriétaire des lieux compris. « Eh bien, j’ai pensé qu’il serait pour une fois plus chaleureux de partager ensemble un moment savoureux » le doute était permis seulement quelques secondes avant que l’ancien yata ne tapote de ses doigts la boite pleine et pourtant de la taille d’un petit chaudron. « Il me semble que j’arrive pile à l’heure pour que les rideaux tombes et le panneau se tourne, corrige-moi si je me trompe, Reiichi » S’il en avait eu le cran il aurait lui-même tiré sa baguette pour exécuter ses dires, mais préféra rester sage en vue des prochains instants qu’ils passeraient et ne connaissant pas encore l’humeur de son hôte pris au dépourvu.
-Bonsoir !
Le sourire sur le visage et dans la voix firent place à la surprise d'heureuse retrouvaille.
-Akihiro !
J'abandonnais ce que je tenais en main pour le poser sur une des petites tables, puis avançais vers lui pour mieux l'accueillir.
-Ça me fait plaisir de te voir. C'est sûr que c'est mieux de partager ce moment à deux que chacun de notre côté... Et puis, ça me changera de ma solitude.
Je l'aurais même bien pris dans mes bras, mais il avait son petit trésor entre les mains et moi-même portait encore mon tablier sur lequel je m'essuyais les mains lors de mes petites préparations. J'acquiesçais à sa remarque et d'un coup de baguette fit fermer la boutique.
-Je n'ai pas à te corriger. Suis-moi, on monte chez moi, ce sera plus confortable.
Je posais fugacement une main sur son épaule en lui offrant un sourire charmeur avant de prendre les devant pour lui montrer le chemin, mais surtout pour lui ouvrir les portes ainsi que les fermer elles et les lumières.
Une volée de marches plus haut, nous nous retrouvions dans mon antre simple et cosy.
-Met-toi à l'aise, mais surtout... Dis-moi, tu n'es venu que pour manger avec moi ? Je te manquais à ce point ?
Ce n'était que quelques mots, mais dont l'interprétation pouvait différer d'une personne à une autre. Pourtant ici, aucun sous-entendu n'existait, même s'il serait plaisant de les y voir naitre.
Les traits fins du visage de l’herboriste se redessinent pour une esquisse plus tendre au sourire plus réaliste que le précédent offert. Akihiro avait toujours su voir au-delà des yeux couleur miel et sans le connaître par cœur, il savait y déceler les sentiments cachés. Le rendu était si souvent discordant lorsque pour lui l’expression n’était pas reflet des émotions de son détenteur. Cependant, ça n’était pas à lui d’enlever le surplus de couleur, aussi se contentait-il d’être discret dans sa façon d’être. Ce repas était visiblement le bienvenu de bien des manières qu’il ne trahira point, caressant l’idée de pouvoir rendre le tableau plus lumineux après son départ, jusqu’à ce que l’aura se dissipe encore. Ainsi était fait ce monde, inlassablement insatisfait tant que certaines quêtes qu’elles soient personnelles ou partagées se voient enfin terminées. « C’est bien pour cette raison que je suis là, tu es si loin et si proche à la fois » il lui arrivait parfois d’oublier qu’un simple claquement de doigts pouvait leur rendre un immense service. Les moyens magiques ne manquaient pas si ce n’est dans l’esprit du cuisinier.
L’heure de la fermeture avait sonné et il ne se fit pas prier pour grimper les quelques marches à la suite de Reiichi dont le geste était aussi doux que sa personnalité était rusée. Jeune, déjà, le masqué ne résistait pas à l’appel du blondinet. Tentation que d’écouter le chant d’une sirène, il ne compte plus le nombre de fois où il s’est fait avoir par l’ambre envoûtant de ses iris.
La porte s’ouvrit et la malice des mots de Reiichi donnait à sa salive un goût sucré. Il se contente de pencher la tête lentement sans se détourner de son hôte. « Tu devrais le savoir, je suis toujours réticent à m’éloigner des êtres qui me sont chers » cruel dilemme ainsi de devoir parcourir quelques distances supplémentaires à ses habitudes pour satisfaire sa conscience en s’assurant du bienêtre de ses proches. « Viens un moment où les origamis ne suffisent plus » le bento se pose délicatement et de sa manche, le sorcier sort sa baguette. Sur la table s’installent seuls bols, baguettes, tasses. « Où… il est important d’avoir une présence physique »
-Oui, oui, je sais...
Et alors que la table se dressait, je me rapprochais de mon cuisinier personnel. Je glissais mon bras autour de ses épaules. S'il voulait des rapprochements physiques, autant lui en donner, n'est-ce pas ?
-Oui, c'est important... ~
Ma voix était suave, mes yeux brillants de malice. J'avais envie de l'ennuyer. Ce sentiment était fort et irrépressible. Je l'écartais de la table, posais une main sur sa hanche et l'autre caressa son bras.
-Tu m'as manqué mon petit Aki'...
Je réduisais encore plus la distance et dans un geste vif, j'essayais de lui ôter son masque et de lui voler un baiser. Il n'y avait pourtant rien entre nous. Toutefois, le taquiner était plaisant. Et surtout, c'était lui qui me cherchait depuis qu'il était arrivé.
Et enfin, je m'écartais après cette tentative.
-Et si nous mangions ? J'ai hâte de découvrir ce que tu as fait pour ce soir. Et surtout le dessert !
C'était ce qu'il y avait de plus important dans un repas. Pourtant le ton que j'avais employé et le coup d'oeil que je lui avais offert continuais la lancée sur laquelle nous avions commencé.
Dans le regard ambré de l’herboriste, la lueur qui s’agitait aurait dû l’alarmer sur la dangerosité du jeu auquel il avait délibérément pris part. Mais Akihiro se laissa apprivoiser le temps d’une caresse et d’un rapprochement à sentir le souffle de son ami se mêler au sien. Occupé par la main sur sa hanche, il ne sent pas grimper avec agilité celle sur son bras qui glisse sous le masque, électrisant sa peau nue. Par réflexe il entrouvre ses lèvres, demeurant interdit un instant, Reiichi passé à autre chose sans se défaire de son sourire mutin. « Le dessert est à la hauteur du repas » laissa-t-il entendre, sa tête penchée par les réflexions qui pesaient en faveur ou défaveur de ses envies. Sa main tire doucement le masque à mesure qu’il parle « J’étais loin de me douter que je t’avais manqué à ce point »
Pour un regard attentif à ses mouvements, il était important de souligner que son visage restait couvert malgré le tissu retiré. Un sort habilement lancé pour éviter de satisfaire la curiosité des plus têtus empêchait l’œil de capter plus que les contours de sa mâchoire. Le dessin de ses lèvres demeurait donc un mystère pour nombre de personnes. On pouvait imaginer aisément son sourire néanmoins qu’il garda. « Voilà qui est plus confortable. » il était ici pour une seule raison en principe, cependant rien n’était à exclure quand il se trouvait en compagnie d’un ami de longue date. Il y avait cette nostalgie de leurs études et d’un temps où les responsabilités étaient pour une majorité inexistante, profitant d’une liberté qui n’était plus à leur portée aujourd’hui. Par leurs postes, par leurs choix et de nombreuses intrigues rythmant le monde des mages.
Akihiro contourne le kotatsu, invitant Reiichi à prendre place sur le zabuton d’en face pour qu’il puisse le faire en retour ne négligeant pas l’intensité du regard qui était posé sur lui. « Peut-être devrions-nous nous installer avant que ça ne refroidisse » ou pour passer plus rapidement au dessert, avait-il pensé une seconde à peine, car se précipiter pour manger ce qu’il avait mis du temps à préparer n’était pas une solution acceptable. Le compromis serait d’au moins savourer tout en ayant connaissance des goûts de l’herboriste. En d’autres termes : il était impossible que ça ne soit pas à son goût. Le cuisinier se demandait toujours comment ses plats seraient accueillis, quelle était la perception de ses testeurs. Pour certain il s’agissait tout au plus de subvenir à un besoin là où pour d’autres c’était un moment à ne jamais interrompre qui apportait un réel plus au développement d’une journée voire pouvait provoquer quelques émotions et leurs dérivés. Qu’en était-il pour Reiichi ?
-J'espère même qu'il est bien plus haut que le repas en lui-même.
Je jetais un coup d'oeil espiègle vers lui.
-Et bien sûr que tu m'as manqué. Je suis très attaché à mes proches, et même si je suis parti un certain temps ailleurs, jamais mon amitié ne pourrait s'envoler.
Je lui offrais un sourire attendri avec ces paroles. Elles étaient sincères et vraies. Mon petit tour du monde m'avait fait du bien, m'offrant une fuite qui m'était nécessaire. Pourtant la séparation avec mes proches et certains de mes amis avaient été moins facile à vivre, même si des moyens de communication faciles existaient grâce à la magie. Alors oui, Akihiro m'avait manqué, même si, depuis le temps, j'avais pu rattrapé cette sorte de retard, car je ne pouvais pas le voir autant que je le désirais, tout comme d'autres.
Puis mon sourire devint une légère moue en voyant son sortilège de camouflage.
-Tu te caches toujours... Mais un jour, tu te dévoileras à moi !
Le ton, d'abord boudeur et accusateur, se métamorphosa en promesse taquine qui mit une fin momentanée au jeu. Car c'était maintenant le temps d'un moment plus important : notre repas avec les plats que l'homme avait cuisiné. Le menu était un mystère. C'était la surprise du chef presque tous les soirs, car j'aimais qu'il me surprenne.
Prenant les plats, je commençais à nous servir. L'odeur était le premier élément qui me frappait à chaque fois. Elle ouvrait l'appétit et donnait envie d'en connaître la saveur. La visuel jouait aussi, mais je savais qu'il ne fallait pas juger un livre sur sa couverture, qu'il s'agisse des plats ou bien des personnes. Et enfin, le goût. Une fois servis tous les deux, je me saisis de mes baguette, souhaitais un bon appétit en le remerciant pour ce repas et commençais à me sustenter. Lentement, mes gestes portaient mes baguettes de la nourriture à ma bouche. Un sourire satisfait naissait sur mes lèvres. C'était toujours réconfortant de manger sa cuisine, car même si je passais une mauvaise journée, je savais que je pouvais compter sur sa cuisine pour me réchauffer. Et cette fois-ci j'avais même droit à sa présence. En l'occurrence, cette journée avait été somme toute banale, mais maintenant ma soirée était magique, et ce sans magie.
Une fois la découverte du plat faite et sa dégustation commencée, je reportais mon attention sur mon invité.
-Et toi, comment tu vas ? Et l'école ?
Cela faisait deux mois depuis l'attaque subie par l'école et je m'inquiétais de mon ami qui lui-même devait être inquiet pour tout ces enfants.
Cette histoire de dessert mettait le cuisinier en appétit, souriant derrière son masque en profitant de la curiosité de l’herboriste. S’il partageait un repas il aurait forcément l’occasion de le voir sans et durant de nombreuses années, le scénario avait été le même : il y avait un sort qui empêchait les plus intéressés de dévorer du regard l’entièreté de sa personne à table. Malgré la distance, c’était une habitude qu’il avait gardée avec certains, notamment Reiichi qui le rassurait sur leur proximité toujours intacte. Comment pouvait-il en être autrement en vue de leur jeu favori ? Le sien du moins. Il arrivait que certains liens se brisent, mais pas avec une grande partie des personnes liées à l’île et à cette école. C’était une bénédiction de s’être rapprochée du lieu où tout avait commencé.
De temps à autre, Akihiro se demandait à quoi aurait ressemblé sa vie sans magie et se disait qu’il aurait peut-être été accepté malgré son handicap. Rien qui ne soit visible, malgré tout fait primordial dans une société où la famille prenait la place centrale. Il y avait bien des moyens d’en obtenir une cependant et ceux qui étaient capables de l’accepter tels quels, parmi les mages et les moldus étaient plus précieux que cette différence était ridicule. Un rire lui échappe à la vue de cette moue déçue, bien entendu Reiichi réclamait son dû et il ne tarderait pas à le lui donner, prenant grand soin de laisser les minutes s’écouler lentement en lui faisant la présentation du repas.
Une fois effectuée, c’est avec enthousiasme qu’il prit la parole. « Et pour finir, tu serais surpris de savoir ce que mon masque cache » en somme, il n’avait pas à connaître la raison pour laquelle il en portait un. Non. Mais il le verrait sans. « Itadakimasu » leurs baguettes en main, les deux hommes mangèrent sans précipiter leurs gestes. La quiétude de la pièce donnait le ton sur les émotions qui les parcouraient et réchauffait le cœur du cuisinier toujours trop inquiet. Ce fut l’ancien Kitsune qui prit les devants, tâtonnant pour en apprendre plus sur son état et provoquant un nouveau sourire. « Oh, ça se passe bien, tout le monde se remet et je dois avouer m’inquiéter suffisamment pour préparer des issues de secours » dans l’éventualité où quelque chose venait à se produire. Encore. Ce n’était pas comme s’il s’agissait de la deuxième fois après tout et selon le dicton, il n’avait aucune envie que la troisième soit la bonne. « Qu’en est-il de toi ? Il semble que ta boutique se porte bien, mais ce n’est pas ce que je veux savoir » ne pas laisser d’option de réponse afin de limiter les possibles prises de fuites étaient ce qu’il savait faire de mieux. Bien qu’il ne pensait aucunement que Reiichi en vienne à faire un détour, hormis pour le faire s’étouffer de honte. Akira était doué pour ça, lui. Parfois, Akihiro se disait que ses amis avaient tous des caractères bien à eux et lui-même n’était pas en reste, simplement c’était difficile avec le temps de devoir anticiper.
Ses baguettes se posèrent pour marquer une pause dans son repas, servant l’alcool qui l’avait accompagné et qui aurait été dans les mains de n’importe quel étudiant une simple eau minérale tant par son aspect que son goût et ses effets.
-Je vois. J'espère qu'il n'y en aura nul besoin, mais mieux vaut se préparer, oui...
Puis le cuisinier me retourna la question, nous servant de cette boisson alcoolisée qu'il avait amenée avec lui. Je pris le verre et en bu une petite gorgée. Le gardant toujours proche de mon visage, je répondis à Akihiro avec un sourire en coin.
- Oui, tu as vu ! Je ne pensais pas que ma boutique se porterait aussi bien et fonctionnerait, mais ça va faire .... un an maintenant que je suis revenu et que je l'ai ouverte !
Je posais mon verre et le regardais avec sérieux.
- Il faudrait fêter ça, un jour. C'est difficile avec mes amis proches qui sont à Mahoutokoro.
J'en boudais presque.
- Mais je n'avais pas les finances pour m'installer sur l'île quand cela a été permis. Et puis... ça reste assez dangereux malgré tout...
Et c'en était malheureux.
- Mais tu voulais savoir à mon propos, c'est ça ?
Pourtant il n'y avait rien à dire. Il me laissait tranquille en ce moment. Je vivais ma meilleure vie et tout allait bien. Je pouvais partir en expédition quand je voulais. Je commerçais avec mes contacts d'autres régions plus ou moins éloignées. J'échangeais des banalités du quotidien avec les clients. Une vie simple et tranquille, ce que je désirais.
- Je vais bien. Tu n'as pas à t'inquiéter pour moi.
Le ton était doux et honnête. De plus, il avait assez de soucis avec les petites têtes blondes qui pulullaient dans les couloirs de l'école pour qu'il s'inquiète de moi en prime.
- Mais c'est très gentil de ta part. D'ailleurs, pourquoi tu t'inquiéterais pour moi ? Tu commencerais à craquer mon charme ?
Un sourire taquin aux lèvres, je finissais mon plat et bu une nouvelle gorgée de cette boisson qui était aussi délicieuse que cette soirée.
Le regard malicieux du blondinet le fit sourire derrière le sort qu’il avait lancé pour se dissimuler. Il ne laissa rien entendre de plus à part répondre aux questions posées. Ce n’était pas à lui de rendre compte de tout cela, mais il pouvait y contribuer et ne s’en priverait pas, prenant soin de le faire dans la confidence de quelques personnes de confiance pour s’assurer qu’il ne serait pas considéré comme traitre à l’école, à cette vocation qu’il avait de protéger les plus jeunes. Quand il y pensait, ça le rendait triste. Ils avaient été lâchement abandonnés à leur sort pour nourrir les desseins d’un ministère aveugle. Simplement renforcer la sécurité et préparer à la connaissance de quelques personnes des issues de secours, était-ce trop demander ? Il fallait croire que oui. Akihiro ne put qu’acquiescer en réponse avant de s’intéresser à son ami, n’oubliant pas que chacun avait ses propres problèmes et que les siens n’étaient pas moins importants aux yeux du cuisinier.
Il était heureux de voir la boutique prendre de l’ampleur et permettre un salaire suffisant au bonheur de son propriétaire, riant aux éclats entre deux condiments une fois avalés. « Oui, il faudrait clairement le faire, tu mérites ton succès » et il ne parlait pas seulement du magasin, ce qui était assez explicite. Les deux avaient cette façon de jouer depuis si longtemps que l’ancien yatagarasu n’avait plus aucun besoin de se justifier. Il était loin le temps où il savait faire monter le rouge aux joues de Reiichi. Et il était loin ce moment où lui-même s’était senti si rouge qu’il avait cru mourir…
« Oui, c’est dangereux, je ne peux pas le nier et c’est regrettable. Les choses finiront par changer » il l’espérait de tout son cœur et mettait tout en œuvre pour en tout cas à commencer par se ressourcer auprès de ses proches, comme Reiichi qui le faisait languir de ses réponses à présent. Rien qui ne soit alarmant selon lui et qui le rassurait grandement. Cette crainte de ne pas savoir lui au-delà des lignes le rendait parfois suspicieux, mais il n’en fit rien.
Buvant pour accompagner l’herboriste, il lui sourit et tente même un clin d’œil. « On se sent privilégié ? Disons que la plupart de nos amis sont sur l’île et que je tenais à m’assurer personnellement de ne délaisser personne ou que personne ne se sente délaissé, prends-le dans le sens que tu veux » cependant, il n’avait pas tort quant à cette attirance, puisqu’ils avaient un passif qu’il était peut-être temps de révéler au principal concerné. Mais il allait encore attendre.
« Je m’inquiète toujours quoi qu’il arrive et tu ne pourras de toute façon pas m’en empêcher, alors autant coopérer ~ »
Quand Akihiro dit que les choses finiraient pas s'arranger, je l'espérais aussi. Cela devait être difficile pour tout le monde sur l'île, alors que le Japon magique semblait bien épargner quant à lui...
Puis il m'arracha un sourire plus grand que les précédents. Privilégié ? Dire que je pensais l'être à peine serait un euphémisme. Toutefois, il avait raison. Il pouvait voir les autres quand il le souhaitait alors que moi... C'était plus compliqué. Mais oui, je me sentais privilégié et ce sentiment était agréable et une sorte de chaleur envahissait mon coeur lorsque je me disais avoir la chance d'avoir un ami comme lui.
-Comment veux-tu que je ne me sente pas privilégié quand tu me dis ça ? Et tu as toute mon entière coopération.
Je m'arrêtais pour prendre une posture plus droite, les jambes repliées sous moi, les mains presque sur les genoux. Puis je m'inclinais face à lui, ayant du mal a dissimuler le sourire que j'avais.
-Prenez soin de moi, Mori-san ~
Une fois cette courbette à demi-plaisanterie, à demi-sérieuse faite, je me relevais pour venir m'asseoir tout près de lui et poser un bras autour de ses épaules.
-Dit, dit... Tu me dévoiles ton joli sourire avant ou après le dessert ? À moins que ce soit le dessert ?
Il n’y avait que dans ces moments que le cuisinier dévoilait un peu de lui, de ses sentiments et confiait presque comme un secret qu’il s’inquiétait pour les autres. C’était pourtant évident et il ne s’en cachait pas dès lors qu’on lui posait la question que ce soit pure plaisanterie ou réelle interrogation, c’était une chose sur laquelle il préférait être clair et ne laissait aucun doute s’immiscer dans les esprits. Le sourire de l’herboriste en disait long sur son besoin de le rappeler parfois et derrière l’enchantement se dessinait un sourire aussi grand que celui de son ami.
Quelque part dans sa tête, Akihiro avait envie de lui hurler de ne pas dire ça, se sentant parfois coupable d’avoir volé quelque chose de précieux à son ami. Il s’était longtemps persuadé que ça lui avait évité des ennuis et le pensait sincèrement, cependant ça n’enlevait rien au fait qu’il n’avait jamais pu oublier pour deux raisons : lui aussi y avait laissé quelque chose, ce couloir qu’il avait parcouru de nombreuses fois depuis gardait en lui des secrets qu’ils ne pourraient ni l’un ni l’autre oublier. Quand Reiichi s’inclina pour lui demander de prendre soin de lui, les yeux de l’ancien yatagarasu observaient le plafond. Ce n’était pas par ennui, mais parce qu’il le voyait venir de loin et les mouvements qui suivirent en avaient largement témoigné. Le repas touchait à sa fin, les baguettes se posèrent et ils étaient à présent côte à côte.
« Tu es perspicace et puisque tu as décidé de coopérer cette fois-ci… eh bien, tu ne seras pas surpris… enfin si » c’était un peu trop mystérieux et plutôt que d’épaissir un peu plus le mystère, Akihiro laisse ses doigts grimper sur l’avant-bras qui n’était pas autour de ses épaules et tire doucement pour rapprocher le visage de son ami près du sien. Sans lui laisser le loisir d’observer son visage. Pas encore.
Ses lèvres glissent contre les siennes et comme dans ce souvenir, après des années, les gestes sont les mêmes. Les années lui ont au moins permis d’être moins réservé et de garder maîtrise de lui-même, à savoir qu’il ne changeait pas de couleur, mais la chaleur se propageait bel et bien pour le contact moins innocent. Lorsqu’il fut rompu, habilement, il avait attrapé sa baguette pour la pointer contre son visage et défaire le sort qui empêchait d’en voir l’entièreté. « Chose promise, chose dû, le dessert est-il à ton goût ? »
La séparation de ce lien qui nous unissait me donna un frisson. J'avais comme froid. Je détournais la tête pour cacher ma gêne et le rouge de mes joues. À sa question, je tournais seulement les yeux vers lui et vis son sourire. C'était la première fois que je le voyais vraiment, que je n'avais pas à le deviner.
-Oui, je crois.
C'était loin pour me déplaire même si je ne savais pas quoi en penser. C'était bien la première fois que je ne savais pas quoi penser d'un baiser.
-Mais... il y a quelque chose qui me perturbe...
Je pris ma baguette qui n'était pas loin et éteignit la lumière d'un mouvement du poignet. Me rapprochant une nouvelle fois de lui, c'est moi qui lui volai ses lèvres. Douceur et tendresse étaient au rendez vous avec une pointe d'empressement, mais aussi d'hésitation au premier contact. Retrouver un lointain souvenir, de lointaines sensations, ce n'était pas chose aisée.
Je mis fin à ce baiser avant d'en vouloir davantage. Je me reculais et rallumais les lumières avec ma baguette avant de me laisser tomber sur le sol, un bras sur le visage.
-Cette fois, c'est moi qui ai envie de m'enfuir...
Un murmure qu'il pouvait pourtant entendre. Le bras qui me cachait la vue était ma fuite.
Il arrivait parfois que des petits jeux anodins puissent déraper, sous le coup de quelques évènements ou d’une boisson, d’émotions trop fortes et de confusion. Ce n’était pas la première fois qu’il prenait les devants avec Reiichi et sa surprise était toujours exaltante par la candeur qui s’en échappait. L’enjeu dans cet échange avait été de lui remémorer leur adolescence, révélant un secret jusqu’alors bien gardé. Plus encore, il avait laissé à sa vue tout le loisir de retenir les formes de sa mâchoire, son sourire aux canines pointues et l’ensemble qu’il voulait plus chaleureux que repoussant, bien qu’il ne puisse connaître l’avis du principal concerné et accepterait qu’il soit vexé. Tout ça pour si peu en fin de compte. Il n’avait rien d’exceptionnel, mais la raison du tissu qui le couvrait jusqu’au-dessus du nez une majeure partie de son temps n’était pas visible.
Aussi, lorsque son ami s’était, Akihiro aussi s’apaise, l’appréhension d’avoir mal agit était rapidement passé aux lumières éteintes et à l’étreinte de ses lèvres de nouveau contre les siennes. Les secondes durent plus longtemps pour savourer l’instant et sans pouvoir surenchérir d’un nouveau baisé, il laisse l’herboriste rallumer la pièce et s’étendre, non sans exprimer sa gêne. D’un rire léger, le cuisinier reste assis et saisit la main de l’ancien kitsune. « S’il y a bien une personne qui devrait avoir honte, c’est moi. Je suis désolé de t’avoir caché ça depuis tout ce temps » Il masse sa nuque de sa main libre, nerveux à l’idée d’avoir enfreint les interdits trop de fois auprès d’un proche. « J’avais entendu le stupide pari que tu étais déterminé à tenir avec quelques idiots et j’ai trouvé ça suffisamment dangereux pour chercher à t’en dissuader sans que tu ne m’en veuilles » peut-être avait-il trop réfléchi ? Il ne pouvait revenir en arrière de toute façon et se contenta de grommeler « j’ai bêtement pensé que savoir que tu étais aimé te pousserait à abandonner l’idée d’être quelqu’un aux yeux d’imbéciles… ça a marché il me semble » en partie, en tout cas suffisamment pour qu’il ait fait demi-tour. Par ailleurs, le yatagarasu avait pris soin d’écouter les confidences à son sujet, sans trahir qu’il était ce coup de cœur secret. Peut-être avait-il si longtemps nourri lui-même des sentiments qu’il n’avait pas admis ? Toujours était-il qu’il avait oublié en cherchant à se marier avec son amour de toujours, mais qu’il en revenait toujours au même point : amitié et amour étaient si fortement liés parfois…
« Ne m’en veux pas trop, d’accord ? Je comprendrais que ce soit le cas, mais n’oublies pas que je tiens à toi » comment le pouvait-il ? Le jeune homme était également en droit de se demander de quelle manière et Akihiro n’était pas certain de savoir faire la différence lui-même, jouant avec des limites qui le dérangeaient beaucoup.
-Je ne t’en veux pas. C’est juste que…
Les mots ne viennent pas. Comment exprimer ce que je ressens alors qu’en ce moment précis, c’était flou ? Je bus une gorgée… ou plutôt le verre et le reposais sur la table.
-Moi aussi je tiens à toi.
Ce n’était pas ce que j’avais voulu dire dans ma phrase inachevée, mais c’était tout aussi valable et une vérité bien plus facile à exprimer que tout ce qui se mélangeait dans mon esprit. Je me rapprochais alors de cet ami si cher pour venir poser ma tête dans son cou et pousser un soupir.
-... J’ai la tête qui tourne.
Ce n’était pas l’alcool, deux ou trois verres n’étaient pas suffisants pour ça. La cause, c’était bien toi.
Un instant, il avait eu peur que cette amitié soit brisée pour leur passé commun. Pour un secret qu’il avait gardé longtemps seulement pour préserver Reiichi et qu’il avait fini par briser au détriment peut-être de leur confort mutuel dans cette pièce. Il sentait bien que son ami était embarrassé et il cherchait à lui faire comprendre ses intentions qui n’avaient jamais été de lui faire mal ou de se jouer de lui. Fort heureusement, l’herboriste lui renvoie ses sentiments si tentés qu’il parvienne à les expliciter. Les conséquences sont difficiles à assumer et le cuisinier le fait sans se poser plus de questions, préférant largement une sentence, quelle qu’elle soit à l’idée même de défendre l’indéfendable. Il avait peut-être eu tort pour tout ce qui allait suivre aujourd’hui et ce qui découlerait de leur relation.
Après un verre, la mine pivoine de son homologue se retrouve contre son épiderme, près de là où s’allongeait son masque lorsqu’il le portait. Un frisson le parcourt et s’il met plus d’une seconde à réagir, il lui semble que c’est une éternité qui s’écoule. Le souffle chaud de Reiichi caresse sa peau mise à nue et il s’en délecte, coupable d’apprécier l’étreinte innocente. Sa main se referme sur le dos de son ami, passant sur la longueur pour lui témoigner son soutien tandis qu’un rire étouffé lui échappe. « Alors, repose-toi, nous avons peut-être trop bu, de souvenir aucun de nous ne tient bien l’alcool et j’ai moins bu que toi. Je ferais attention pour toi » laisse-t-il entendre, ses yeux se fermant pour apprécier ce moment d’accalmie.
La culpabilité l’étouffait peu à peu, par les souvenirs remémorés de ce baiser. Le premier peut-être et ce malgré tout l’amour qu’il avait éprouvé pour la femme avec laquelle il avait projeté une vie de famille. Il n’y avait pas repensé depuis des années durant, mais était-il possible en fin de compte qu’il ne s’agît pas d’émotions exacerbées par la fougue de la jeunesse ? Akihiro n’en savait rien, confondant parfois amour et amitié pour toutes les formes qu’elles possèdent et qui lui sont trop subtiles pour savoir faire la différence. En un sens, la seule façon d’aimer qu’il ne cède pas aisément est celle d’une passion charnelle scellant dans un accord de soupirs une possible appartenance. Cela dépend de tellement de choses, notamment de la vision d’un couple qui est propre à chacun et ce qui l’empêchait d’ouvrir la bouche dorénavant, c’était bel et bien son cœur qui battait à tout rompre la mesure d’une émotion très forte. Trop pour être simplement amicale.
-Akihiro ?
Un murmure et mon souffle effleura la peau de son cou. Je ne bougeais toujours pas là, comme si bouger allait briser le moment. Pour la même raison, le chuchotement avait été faible, tout comme la demande qui suivit.
-Je peux encore t'embrasser ?
Car si je ne le lui demandais pas, je n'oserai pas, alors que l'envie m'en brûlait les lèvres. Comme si je lui demandais la permission de briser les barrières conventionnelles de l'amitié, parce que je ne voulais en porter la responsabilité seul. Comme si j'avais besoin de m'assurer que je n'étais pas seul en ce moment à le désirer ? Et mon esprit se vit être divisé en deux par l'envie qu'il cède à mon caprice et par la peur que tout change. Mais est-ce que tout changerait vraiment ? Cela n'avait pas été le cas avec d'autres de mes partenaires, alors pourquoi cela changerait avec lui ? Des questions et toujours des questions, mais la tête embuée ne pouvait pas encore y répondre. Alors je cessais d'y songer. Autant se laisser porter par l'instant et réfléchir à tout cela plus tard.
Je l'enserrais tendrement en l'attende de sa réponse.
Les limites de l’esprit sont le seul interdit qu’il s’impose, pourtant elles persistent à le garder sur des pensées coupables quand lui cherche à s’en échapper. Enivré par l’alcool il reste pourtant sage et se contente d’apprécier les caresses prodiguées sur l’échine de l’herboriste, sa chaleur contre lui et son souffle régulier contre son cou. C’est apaisant et ça lui suffit à ne pas lâcher prise, à se dire qu’il n’a pas à se sentir coupable, car il s’était toujours bien comporté par éthique autant que par souci d’être comme lui le souhaitait, non comme on l’attendait de lui. Un point qui était essentiel, lui permettant de progresser sans l’aide de quiconque, quand bien même il était suffisamment bien entouré pour ne pas avoir à endurer seul les épreuves que la vie lui réservait.
Loin, bien loin de tout ça, c’est la voix de Reiichi qui le réveille et ses yeux s’ouvrent tandis qu’une main se pose sur son kimono. Le kitsune entendait à coup sûr le rythme inconstant du cuisinier et il répondit à son nom, attendant la question qui mit un certain temps avant d’être posée. C’est un murmure qui se glisse à son oreille, à peine audible, étouffé par l’embarras et la peur. Pourtant, il ne s’y oppose pas, s’étouffant à moitié, surpris par la demande. Akihiro déglutit et stoppe sa main entortillant ses doigts à la taille de son ami. Qu’étaient-ils en train de faire ? Était-ce prudent ? Amis ou amants ? Il leur faudrait du temps pour l’assimiler. L’un avait été meurtri par des fautes reprochées, l’autre par un amour qui n’était pas aussi fort que celui qu’il portait.
Tant pis. Sa main remonte déjà allant se loger dans les épis dorés, il acquiesce simplement d’un « hm » sans la moindre hésitation son autre main lui servant toujours d’appui pour ne pas les faire tous deux tomber. Il attend, ne voulant brusquer Reiichi, connaissant parfaitement son caractère moins affirmé que le sien concernant ces tendresses. Elles ne lui sont pourtant pas étrangères, mais aucun d’eux ne s’était avoué une attirance assumée jusque-là. Peut-être était-ce le bon moment pour le découvrir.
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