Depuis l’été, les beaux jours s’étaient figés comme pour ramener un peu de chaleur à ceux qui avaient connu l’étreinte glaciale des yokai. L’école s’était une fois de plus retrouvée au milieu d’une guerre dont les victimes avaient commis la faute d’être mage, quel que soit leur sang. Seul au milieu d’une clairière baignée de lumière, le cuisinier profite d’un après-midi solitaire, malheureux d’avoir si peu à faire sans la présence parfois éreintante des adolescents. L’âme de cette école s’enrichissait des rires et pleurs, des colères et doutes de chacun d’eux. Lieu chargé de souvenirs, son empreinte n’est faite que par son monde et lorsqu’il n’y a plus personne, Mahoutokoro se meurt, terré sous le silence et l’oubli. Avec lui, il emporterait le cœur du cuisinier dont les rêves inatteignables étaient un peu plus proches ici qu’ailleurs, loin d’eux.
Le chant des oiseaux qui lui était si agréable s’était mué en sifflements insupportables, faisant palpiter l’organe témoin de son état et porter sa main à sa baguette qu’il ne quittait plus. Les marques indélébiles s’estomperaient sans jamais s’effacer complètement. Un jour la mélodie ne sera plus discordante. Mais en attendant, Akihiro s’inflige lui-même punition pour n’avoir rien eu de plus qu’une aversion aux volatiles. Moralement en revanche, les ombres croient sous ses paupières pour mieux y dessiner l’enfer de cette nuit claire où le pourpre brillait de ses reflets bleus à la lueur pâle de la lune. Rares avaient été les enfants épargnés par le fléau et les plus chanceux s’en étaient sortis non sans obtenir en retour la promesse de nuits agitées et d’un souvenir immuable. Affaibli en dépit des blessures physiques, le cuisinier observait le temps, se nourrissait de chaleur sans jamais se laisser porter par la joie de l’instant présent, comme aspiré par les tourments de son inefficacité. Aux yeux de tous, une reconnaissance pour avoir accompli son rôle en tant qu’adulte responsable, mais aux siens ça n’avait été que le strict minimum dont il ne voulait se résoudre à se contenter.
Inutile de réécrire l’histoire, elle n’allait pas changer et il ne cherchait aucunement à le faire. Il pouvait cependant prendre les devants et ne jamais oublier, montrant sans aucune retenue un exemple plus sévère quitte à laisser une trace et creuser plus que les démons insensibles. Assis dans l’herbe, il s’allonge un instant, soulevant les mèches sur son front et maintenant ainsi la pose idiote qu’il prenait pour éviter de réfléchir.
les unes après les autres
rouges roses vertes ou dorées
logique dépareillée fait parler les couleurs
pleine d’un sens propre au gamin ;
Mamoru compte les jours
sans trop savoir pourquoi
aujourd’hui : soixante-quatre
et la croix d’hier est bleue
sa paume paralysée d’une balafre éternelle
semble figée depuis ah
soixante-quatre jours déjà
il aura beau bouger s’étirer s’exercer
impossible d’agripper tenir serrer
Mamoru est cassé (attristé frustré)
et il a mis au poignet un pendentif
qui souvent s’éclaire : c’est qu’on pense à lui
peut-être que ça guérira, avec ça
oh il croirait n’importe quoi
pourvu qu’on lui promette enfin
de manier le sabre l’aiguille ou la spatule
soixante-quatre est un mauvais jour
a décidé son instinct
un numéro malin un sombre présage
aujourd’hui il n’arrive à rien
et sans sa main il ne lui reste
que des yeux pour pleurer des poumons pour crier
et des jambes pour marcher :
le voilà dans la forêt,
les yeux mouillés il s’époumone
tape du pied, ronchonne
se fatigue
et le silence des arbres du vent du soleil
lui a caché ce qu’il redoutait
ah— il n’était pas seul Mori-san—
déboulé dans la clairière suite à sa crise de nerfs
ses yeux humides vite essuyés
je ne pensais pas vous trouver ici
laissent place au timide sourire gêné
mais vous avez raison, par ce temps
et l’enfant vulnérable
se trouve bien penaud
sous un rayon de soleil
L’herbe chatouille ses vêtements à chaque fois que le vent décide de jouer avec et il ne cille pas, réchauffé par le temps, confortablement installé dans son cocon d’où les sons ne lui parviennent qu’à l’unisson. Le bruissement des feuilles et le chant des oiseaux se fondent dans un bourdonnement constant qui l’endormirait s’il n’y avait pas entendu des cris et des bruits de pas dans la direction de cette bulle hors du temps. Il ne la perce qu’en se mouvant de lui-même pour apercevoir une silhouette bien connue. Chaque fois qu’il croise son regard, la culpabilité renait et dévore la moindre de ses émotions au profit d’une inquiétude grandissante.
Sur les longs cils noirs se sont accrochées des perles translucides, rapidement effacées pour qu’un sourire naisse là où les cris se faisaient entendre plus tôt. Dans un écho, cette voix lointaine avait su faire vibrer les cordes sensibles du cuisinier anxieux d’être sur les lieux d’une nouvelle catastrophe. À bien y réfléchir, ça n’était que trop vrai, cauchemar trop proche de la réalité pour être chassé comme si de rien n’était.
Il se redresse cependant, adresse un sourire intrigué à l’adolescent et s’incline poliment. « Mamoru-kun, je suis content de vous voir » il espérait grandement que sa situation s’était améliorée. Lui qui n’avait pas eu cette chance de sortir indemne des griffes d’un Yokai avait fait preuve d’un courage indécent, bravant les imprudences pour protéger ceux qui lui sont chers. Sur sa main, le stigmate d’une nuit d’un seul instant meurtrier et Akihiro s’approche en l’invitant à s’asseoir dans la lumière de cette clairière paisible. « Vous êtes contrarié, voulez-vous m’en parler ? » il y a bien des questions que l’ancien yatagarasu posait par réflexe, mais elles lui semblaient déplacées tant il était absurde de répondre honnêtement sur son état. Chacun appréhendait les ravages de ce drame avec une progression relative à l’esprit. Lui avançait seulement parce qu’il n’avait nullement le temps de s’apitoyer. Son monde entier se résumait aux êtres qu’il affectionnait par-dessus tout et à cette jeunesse à laquelle il consacrait sa vie d’une certaine manière.
Savoir l’enfant encore fragile ne le rendait nerveux que pour sa responsabilité et il comptait bien l’assumer comme il le faisait toujours, prêtant son épaule, sa vie s’il le fallait. « Vous n’avez pas besoin de faire semblant avec moi, qu’importe la raison elle ne sera jamais futile et c’est entièrement votre droit d’exprimer ce que vous ressentez. Je ne suis que témoin, jamais médisance » jamais il ne trahissait ni ne trahirait les confidences.
content que ce soit vous,
content que parmi les adultes
ça ait été vous
ce soir-là
et cet après-midi
et tous les jours à venir
l’enfant dédaigneux est avec vous docile
fragile
sincère
et vous trouver sur son chemin l’éclaire
soulage la peur de s’être dévoilé :
Mamoru a confiance
entre deux rayons de soleil il s’assoit
et silencieux il suit des yeux un papillon
si je voulais, je pourrais l’écraser en une seconde
était-ce ce qui se tramait alors
dans l’esprit de Yasha ?
fatigué de ses cris de sa colère et du temps trop lent
il laisse les mots bercer sa peine
emmitoufler sa gêne
et il regarde l’herbe
mélancolique
c’est juste— vulnérable il hésite encore
plie et déplie ses doigts
tant que faire se peut : son poing ne se ferme plus
ça ne guérit pas.
les phalanges tremblent et la cicatrice trône
l’enfant grimace
je sais plus quoi faire, j’ai- il soupire
ça veut pas
et souvent les cauchemars
les mauvais souvenir les angoisses
s’accumulent dans cette paume
s’agrègent et l’alourdissent
montagne de regrets
lui fait courber l’échine
vous pourriez cuisiner, sans vos deux mains ?
vous pensez que c’est possible ?
il y a longtemps qu’il n’avait essayé
car Mamoru a peur
et cache ses démons derrière un joli sourire
quand souvent, il paraît dans les cuisines
j’ai l’impression et ses yeux remontent
rencontrer vos pupilles
que je ne suis plus bon à rien
ah comme il est différent l’enfant
qui pense être cassé
c’est un jour d’été
c’est un mauvais jour
et il lui semblerait
que tout pourrait s’arrêter
que son monde tourne déjà
sans lui
Témoin d’une vulnérabilité que l’adolescent aurait voulu soustraire à sa vue, Akihiro ne pouvait se dérober quant à la responsabilité pesant sur ses épaules. Rien de plus qu’une plume docile venue le chatouiller et menaçant de s’écrouler plus bas au risque d’être piétinée. Il s’en était saisi avant, du bout des doigts, guidant le duvet au creux de ses mains pour en conserver la forme. Il y manquait quelques fils cotonneux par endroit, il ne la laisserait pas davantage perdre de sa beauté.
L’herbe se plie sous le poids de l’enfant et il écoute attentivement les maux qu’il n’avait pu lui éviter et son cœur se serre à mesure que se dévoile sous ses yeux la main abimée depuis ce présage funeste. Sans avoir de solution, l’adulte réfléchit, plongeant ses iris onyx qui ne laissaient transparaître que la peine et les excuses d’ores et déjà présentées. À quoi bon maintenir les apparences quand tous deux avaient traversé ensemble un enfer encore trop ancré dans leurs esprits ? « Je comprends » ses blessures bien plus légères ne lui permettaient pas de capter l’ampleur des ravages subis par l’étudiant, cependant il lui était impossible de ne pas imaginer un minimum. Lui sans ses mains se sentirait tout aussi dépourvu d’intérêt. Malgré tout, ses espoirs n’avaient pas disparu, fissurés à peine par égoïsme, maintenu par ceux qui vivent et encouragé par la mémoire de ceux qui les ont quittés. « C’est difficile, mais je ne voudrais pas abandonner, même sans mes mains, je trouverais un moyen »
Un bien beau discours, néanmoins irréaliste qui le fit mordre sa langue derrière le masque. Nourrir ainsi les attentes au détriment d’une logique plus vraie ne lui ressemblait pas. Il se reprit « En fait. Je n’en sais rien » et il voulait de tout son cœur en être capable pourtant. « Je peux juste dire que ce sentiment je le connais bien » pour l’avoir longuement ruminé et se sentir encore un peu plus détruit lorsqu’un de ses protégés passait sous silence les larmes et les saignements de son cœur meurtri. « Je n’ai pas pu vous défendre convenablement et sans revenir là-dessus, je me dévouerais corps et âme s’il le fallait, qu’importe si mes membres ne répondent plus. Je crois en la force de cette volonté que tu portes en toi et qui primera toujours sur le reste » une main sur l’épaule du jeune homme, il cherche à l’enlacer, lui donnant le choix de se laisser aller complètement ou de décliner l’invitation. « Tu as parfaitement le droit de hurler, de t’indigner, de t’insurger et de livrer toute ta colère sur le monde si ça peut te faire du bien, mais en aucun cas ça ne doit être un frein. Il y a trop de personnes ici qui tient à ton sourire. »
Lui aussi esquisse au-delà du tissu un semblant de gaieté. Sincèrement porté malgré la tristesse de l’instant. « Tu as surement une idée, des personnes que tu chéris plus que tout, que tu veux protéger. On aime à tout âge et je ne parle pas de cet amour exclusif, bien de celui qu’on partage, celui qui est contagieux. C’est celui-là même qui te donnera la force d’y parvenir. » Cette force appelé amour, c’est eux qui la lui donnent, sinon à quoi bon ? Sa famille, ses amis, tous ces élèves. Il n’aurait aucune raison de se lever de son lit s’ils n’étaient pas tous là pour lui et ce sans avoir à lever ne serait-ce qu’un petit doigt. Juste un regard, un sourire pour aller un peu mieux, jusqu’à ce que le mieux se transforme en armure.
bien embuée bien bouillante
avec ce petit filet de fumée qui siffle de temps en temps
qui dit j’en ai marre
je veux tout casser
j’ai envie d’exploser
qui menace de briser tous les jolis sourires
et les jolies amours
c’est un petit filet de fumée qui ronge les bords propres de la raison qui s’installe dans une faille et prend racine et développe son territoire empoisonné
et ça fait parfois crier un gamin paumé
dans les creux impassible d’une clairière
et des fois ça s’échappe jusqu’à des oreilles égarées
ça se condense et ça se rafraîchit
par une simple présence par des mots impomptus
ça se confronte à la sincérité, à la douceur
il y a un choc thermique dont découle de l’espoir
ça n’explose pas ça s’évapore juste
ça libre de la place ça allège les bronches
oh— comme ça fait du bien
de se faire écouter
de ne pas se faire juger de ne pas avoir d’attentes
de pouvoir tout lâcher
toujours meurtri mais rarement exposé
Mamoru s’échoue mollement dans l’étreinte proposée
moi non plus, je veux pas abandonner
il agrippe le tissu familier qui habille le cuisinier
vous… vous pensez vraiment que la volonté suffit ?
vous pensez que je l’ai ?
que j’en ai assez qu’elle va pas s’épuiser se faire aspirer et absorber dans un trou noir et vicieux et béant creusé là
juste là
au creux de ma paume gauche ?
le colère ne doit pas être un frein
elle s’est faite surprendre
flagrant délit de propagation et d’aveuglement
détournement d’un garçon perdu
et voilà qu’elle retombe
qu’on en décante deux ou trois larmes inexplicables
car tous vos mots sont vrais
et doux et pleins d’amour
de cet amour dont vous parlez
qui lui rappellent kiyo
ange kazami maria et même yume
et puis quelques plantes quelques douces âmes adultes
des mélodies pleines de souvenirs
des fleurs qui dansent avec joie
il acquiesce, un peu brusque
d’un soupir chasse les larmes
oui qu’il dit faiblement
vous, c’est ça qui vous aide ? et puis dans sa tête ça fait tilt j’ai— vous avez raison. c’est à ça que j’ai pensé quand j’ai vu mon collier s’illuminer de rouge quand je me suis battu une fois en janvier, une deuxième en été
et je n’ai pas hésité
c’est le plus important
c’est pour ça que je me sacrifie
encore lové contre une épaule qui lui est douce
ne bouge que sa paume abîmée
elle s’élève elle s’ouvre elle peine à se refermer
il y a des nerfs qui sautent et des phalanges qui tremblent
et puis il y a un espoir qui s’élève
c’est pas comme si elle n'existait plus
il y a encore des choses à faire
des possibles
des avenirs à dessiner
il lève les yeux, cherche ceux de l’adulte
quiert encore quelques mots de réconfort
Dans l’air flotte cette aura imperceptible, croyance pour certains, mystique pour d’autres c’est une magie particulière, énigme envoutante qui n’appartient à personne. Elle est maîtresse de chacun sans guider les pas de ceux qui la côtoient, se fait aubaine comme malchance et provoque en conséquence les rires comme les pleurs. « La volonté n’est pas suffisante, ce n’est qu’une partie à intégrer et je ne peux t’assurer que ça changera quoi que ce soit. Cependant… » ses mots en suspens se fondent avec douceur dans une caresse. « Il n’est pas interdit d’y croire ni de prévoir et de contrer le maudit sort qui s’acharne. La vie n’est pas aussi calme qu’on pourrait le croire, elle est un combat constant avec nous-même, heureusement nous ne sommes pas seuls » pour la supporter comme pour la découvrir peu à peu sous tous ses angles. Au travers d’expériences ou d’autrui, influant sur le courant de chacun par quelques ondulations et se muant en tempêtes lorsque les émotions sont trop vives.
Il y a des couleurs qui lui rappellent la sérénité de sa jeunesse, teintée d’une mélancolie à ne pouvoir préserver celle d’aujourd’hui. Jamais ils ne pourront connaître cette même insouciance, pensée douloureuse qui n’en viendra pas à bout. Ces larmes qui avaient roulé en plus de la main tirant sur le tissu lui déchiraient le cœur, tant par cet amour dont il parlait et qu’il avait pour tous ceux qui nécessitaient sa piètre protection que par le mal qu’il n’avait pu éviter. « Oui, c’est ce qui m’aide, savoir que je vous ai. À défaut d’avoir des enfants, je prends soin de ceux qui ont besoin de soutien » sans remplacer leurs parents, il se voulait gardien de ces précieuses années où le caractère se forge et développe ses propres desseins. Il est difficile d’aiguiller ces petites têtes brûlées, néanmoins c’est une tâche qui lui plait même si ça n’est pas son rôle officiel. « C’est le plus important, oui. Sans négliger ta santé. Oublie ce qui ne fonctionne pas pour l’instant, poursuis ta vie, profite de tes proches et soucie-t’en lorsqu’elle ne t’obsèdera plus. Là alors tu pourras réfléchir convenablement à des options qui seront nouvelles, j’en suis sûr » tant par la guérison possible de sa main entre temps que par les alternatives qui lui avaient échappées.
« Quoi qu’il en soit, Mamoru, tu n’es pas seul et si tu en portes le fardeau, il se partage lui aussi comme nous le faisons en ce moment » l’obsidienne brille à nouveau dans cette malice à peine voilée qu’il opère en ébouriffant l’adolescent. « Et je ne te laisserais pas sombrer, qu’importe les épreuves à venir, que je vous souhaite plus sereines » malgré son entrain et ses espoirs, il admettait sans peine craindre pour leur futur. Mais il y ferait face comme toujours, avec ses maladresses et ses rêves à accomplir. Il en avait encore et il en aurait toujours. « C’est naturel de vouloir progresser vite, mais la pression que tu t’infliges se traduit en tensions pour ton corps. Ta main est là, laisse-toi le temps de guérir de toutes les manières possibles. Corps, esprit et cœur sont liés » son index suit ses mots et il sourit encore, espérant apporter par son calme, le réconfort nécessaire au tsuchigumo.
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