Aujourd’hui, père est mort, ou peut-être hier, tu ne sais plus.

Quelques coups à la fenêtre t’avaient tiré du sommeil ce matin, un hibou trônant à celle-ci, et les yeux encore clos, tu avais récupéré la lettre qu’il tenait en son bec. Tu te recoiffais d’une main, passant paresseusement dans tes cheveux blancs, ouvrant habilement la lettre afin d’en lire le contenu. Jamais tu n’aurais cru vivre une si douce matinée, un tendre sourire étirant tes lippes alors que tu relisais plusieurs fois ces signes qui exprimaient poliment quelques condoléances.

Il était mort.

Il n’était plus de ce monde, il l’avait quitté, peut-être hier, peut-être durant la nuit ou il y a quelques heures seulement, tu n’en savais rien, tu t’en fichais franchement : parce que ton cœur battait follement à cette – triste – nouvelle. C’était étrange, de se sentir heureuse de sa mort, de se sentir comme libérée qu’il ne soit plus de ce monde, il était ton père : mais il était surtout le bourreau de ton bonheur.

Des coups, une voix, ton frère venait de crier et tu te tournais vers la source du bruit. Une nouvelle fois, tes yeux se portaient vers la lettre, relisant les quelques Kanji qui signifiaient qu’il n’était plus, qu’il ne serait plus, jamais. Tu te doutais que Takamori voulait te parler de ça, et tu ne savais pas si tu devais paraître déchirée face à lui. Non, il n’était pas idiot et devait bien savoir que tu ne l’aimais pas, qu’il n’était pas un père à tes yeux, il n’avait pas contribué à ta vie, il t’avait seulement enfermé dans un monde que tu voulais fuir.

Les raisons de sa mort, tu t’en fichais bien, tu prenais seulement le temps de te vêtir convenablement avant de le rejoindre dans le jardin, observant la longue tignasse de ton frère. Il était mort, mort, et tu souriais une dernière fois avant de faire face à Takamori.

« Il n’est plus. »

Sont tes seuls mots, tu n’as rien de plus à dire, et tu n’oses pas rire à tes mots – bien que l’envie ne te manque pas.

« Et ne sera plus jamais. »

Tu avais ce besoin, de le répéter, de le dire encore : il était mort.

Euphorie soudaine que l’annonce de sa mort, nouvelle qui aurait dû t’attrister : perdre son père se devait d’être une terrible épreuve, mais tu ne ressentais qu’une joie immense à son départ. Son âme avait dû rejoindre l’enfer, ne méritant sans aucun douce nul repos, piètre père qu’il avait été pour vous. Cet homme méprisable, chef détestable, aux seules sentences que le bien de la famille sans en comprendre les fondements. Il avait tout du bourreau, rien du père, rien du mari : seulement un fou aux désirs de seigneur de guerre, vivant dans une époque révolue, peu soucieux d’évoluer avec son temps. Et Shion, souvent tu avais rêvé de sa mort, désireuse de ce jour béni, le voir devenir réel avait des saveurs d’utopie.

Le bonheur sur les traits de ton frère apaisait ton cœur, rassurée de ne pas être la seule à te réjouir d’une si – joyeuse – tragique nouvelle, et tu t’en doutais : car il n’était pas difficile de haïr un tel père. Jamais tu n’avais su ce qu’il avait fait à Takamori, sourde des soucis qu’il avait enduré, tu te rendais compte que tu ne le connaissais pas : il était un inconnu sans en être un, frère sans confidence, sans secrets à avouer. Où était-il quand il avait disparu, que faisait-il durant ses années, et alors qu’il avait certainement trouvé une forme de liberté : pourquoi était-il revenu dans cette prison dorée ? Un regret pesait sur ton cœur, tu avais loupé des choses, aveuglé par un amour interdit, soumise à une dépression dont tu tais le nom, préférant oublier qu’affronter les souffrances de ton cœur.

Sourires heureux, tu venais à ses côtés. « Fêtons ça. » annonçait avec douceur ta voix, comme si ce n’était qu’une joyeuse banalité. Comme deux vieux amis, frère et sœur sans l’être, partageant un moment de bonheur – sur la mort d’un être qui avait torturé une part de vous – tu avais cette envie de rattraper le temps perdu, d’être celle que tu devrais être à ses yeux : une sœur avant tout. « À notre liberté. » Une nouvelle fois, tes lèvres s’étiraient en un sourire heureux, attrapant la flasque de sake pour en boire la liqueur onéreuse. « Très bon choix. » Complimentant ton cadet, bien que tu savais qu’il avait un palais raffiné : il était un Fujiwara lui aussi.

« Je n’ai pas envie d’y aller, rendre hommage à un tel personnage n’est pas dans mes habitudes. » Mais en même temps, tu désirais t’assurer de sa mort, voir de tes propres yeux que la vie avait quitté son corps. « Peux-tu t’assurer qu’il n’est plus à ma place ? » Un voile triste ornait ton regard bleuté, dans une supplication à ton frère, préférant fuir l’homme de tes tourments, reposant ton souhait sur cet homme qui était ton frère. « J’aurais aimé que tu sois plus libre, Taka, même dans sa mort il te force à venir à lui une dernière fois. » Tu aurais voulu qu’il vive la vie qu’il désirait, que ton frère puisse être qui il voulait. Tu joignais tes mains, baissant le regard une fraction de seconde pour observer ta flasque, la lui tendant dans une demande silencieuse, l’heure est à la fête pas aux remords. « Fêtons sa mort avec joie, petit-frère. » Et tu lui souris doucement, heureuse d’être avec lui.

Elle en avait tant rêvé, de ce jour saint, de ce moment où on lui dirait que son bourreau n’est plus, qu’il croupissait désormais en enfer pour les maux qu’il avait causé aux siens. Il n’était pas un bon père, ni même une bonne personne, Shion se disait qu’il n’était que pourriture et infâmie tant son âme était sombre et son cœur gangréné de noirceur. Bien que petite elle avait eu de l’admiration pour sa figure de force, l’image qu’elle avait de lui s’était vite changé en celle d’un démon qu’elle détestait de toute son âme. Quand elle recevait un message, elle priait parfois pour qu’on lui annonce sa mort, et ce matin : son souhait avait été entendu et elle avait pu lire ces mots dont elle rêvait tant.

Elle écoutait les mots de son frère, et Shion comprenait qu’elle n’avait jamais été présente pour lui, qu’elle n’était une sœur que par le sang et le nom, elle regrettait de ne pas avoir fait plus pour son petit frère, bien trop attristée par son propre destin, elle l’avait délaissé. Elle ne s’excuserait pas, il était bien trop tard pour des états d’âmes, elle le savait, jamais elle ne serait une bonne sœur pour lui, car elle ne pouvait pas fermer les yeux, elle ne pouvait pas accepter son destin. « Je ne sais pas ce qu’il t’a fait, je n’étais jamais au domaine et il ne m’aurait rien dit. » Une gorgée de sake, pour délier les langues, pour alléger les cœurs. « Je n’arrive pas à accepter mon destin. » Elle ne pouvait pas, il le savait, il le saurait.

« Ou peut-être est-ce mon destin de ne pas accepter les choix de notre père, je n’en sais rien, tout cela me parait flou, bien trop. Je me rends compte que je ne suis qu’un morceau de cette famille que je hais, que tu hais, et qu’au fond : je ne vaux pas mieux que les autres. Je n’ai pas été une bonne fille pour mes parents, ni une bonne sœur pour vous. » Elle échouait sans cesse, car elle n’était n’avait pas été une bonne femme pour Haruka, et elle se demandait si elle serait positive pour Rajan, ou si elle le ferait tomber dans les abysses, aussi. « Si un jour, tu as besoin de parler de ce qu’il t’a fait, je serais là. Je sais qu’il est trop tard pour me comporter comme une grande sœur, mais je serais là. » Petit-frère.

Ses lèvres glissaient sur la coupelle de sake, buvant la liqueur, brûlant sa gorge tout comme son âme était gangrénée par les flammes d’un destin qu’elle aurait voulu fuir. La mort de son géniteur était comme une libération, peut-être était-ce un sentiment terrible, mais cet homme était bien assez horrible pour ne mériter qu’un profond mépris de la part de ses enfants. Jamais Shion n’avait ressenti de l’amour pour ses parents, une mère absente et une mère mauvaise : elle ne ressentait aucune pitié sur le sort (dit tragique) de celui qui fut son paternel (ni même pour sa mère, désormais seule, impuissante, misérable). Shion se sentait étrangement insensible aux sorts des Fujiwara, peut-être avait-elle été trop éloignée de celle-ci pour être concernée par le malheur qui l’accable doucement. Je ne l’ai jamais aimé. Elle avouait, elle aussi, sans honte : car ils étaient semblables sur ce point. Moi aussi.

D’aussi loin qu’elle se souvienne, bien que sa mémoire était vacillante, elle n’avait jamais offert d’affection à ses géniteurs. Shion n’avait jamais été enlacée par sa mère, ni même pouponnée comme une petite fille, sabre à la main depuis la naissance, elle était un fruit Fujiwara pur et dur. La froideur de ses sentiments venait certainement de son éducation, d’un manque d’affection avec ses parents, simples miasmes dans ses souvenirs, comme des silhouettes sans visage. Ils n’étaient rien, simples noms qu’elle se devait parfois de nommer, fin pour laquelle elle trinquait. Heureuse de la mort de Sho Fujiwara, du déclin tragique de sa mère, à boire un des meilleurs sakes de son frère : quelle douce ironie.

Les paroles de son frère l’interpellaient, un regard curieux vers celui qui partage son sang, elle qui n’avait jamais été une bonne sœur comprenait qu’elle ne savait rien de lui. Comme cette fois-là ? Voudrait-il se confier ? Alors qu’elle fut si absente de sa vie durant toutes ces années ? De quoi parles-tu Takamori ?

Il y avait entre vous un gouffre qui ne pourrait jamais être réparé, ils étaient tels des étrangers au sang pourtant si semblables, un frère et une sœur que seul le nom réunissait. La jeune femme ne connaissait rien de son jeune frère : ses peurs, ses envies, ses doutes, sa vie lui était inconnue et Shion se rendait aujourd’hui compte qu’elle avait tout raté avec lui. Ils auraient peut-être pu être différents, ne pas être ce que leur père voulait, être unis comme les membres d’une même famille : mais elle ne pouvait rattraper le temps perdu.

Ils ne seraient jamais que de piètres frère et sœur, à ne se connaître que de nom, à ne pas savoir le plat préféré de l’autre. Et voilà que la mort du paternel les rapprochait légèrement le temps d’une soirée – car il ne fallait pas se leurrer, ils ne seraient jamais proches. Quelle douce ironie, ils buvaient, fêtant sa mort comme l’on fêterait une naissance – leur renaissance, plus libres désormais pour elle, entravé pour l’autre.

Shion s’estimait chanceuse, d’être née femme : bien qu’elle ne fut jamais considéré autrement que comme un objet politique, un être simplement capable de pondre des gosses. Elle n’était pas enchaînée comme l’était son cadet, elle n’aurait pas à reprendre le flambeau familial, à endosser le rôle de chef de clan, à se sentir ronger par ce sang qui gangrène doucement leurs esprits.

Je suis certaine que tu ne peux pas devenir aussi monstrueux que cet homme. Il n’avait aucun amour pour les siens. Elle aurait voulu le rassurer, mais elle ne pouvait prédire l’avenir, elle ne savait guère si Takamori deviendrait un être aussi abject que ses prédécesseurs ou s’il resterait celui qu’il était aujourd’hui. Une nouvelle coupelle caressant ses lèvres, elle déposait cependant celle-ci après en avoir bu la liqueur. Il se fait tard, je crains de devoir te laisser, mais ma porte t’est ouverte pour fêter ça dignement. Car il n’y avait rien de plus doux que la mort de Sho Fujiwara.