Cette nuit encore, elle avait vu cet immense tigre hanter ses rêves, il attendait face à elle – n’esquissant aucun mouvement – et le cœur douloureux, sa vision éveillait en elle des peines oubliées. Les larmes aux bords des yeux, perdue, l’esprit embrouillé de souvenirs brisés, bien trop de choses lui échappaient désormais. Ses doigts s’entremêlaient, blanchissant les jointures de ses phalanges, une tasse de café encore fumante sur la table basse et l’amertume de la boisson encore en bouche, Shion ne comprenait pas pourquoi, pourquoi tous les matins, elle se retrouvait avec une tasse dans les mains, buvant à s’en dégoûter.

Des sanglots silencieux, nostalgique d’une époque oubliée, Shion ne se souvenait de rien mais son cœur pleurait ses douleurs effacées, prisonnière d’une peine dont elle voulait s’échapper, la mémoire déchirée de ses propres mains. Des bribes d’instants heureux, une chaleur qu’elle voudrait retrouver – un homme qu’elle avait aimé, qu’elle avait effacé, qu’elle voulait oublier – qu’elle désirait à nouveau connaître, celles de – ses bras – ses souvenirs qu’elle peinait à se remémorer.

Le bruit des pas de son invité la faisait sortir de ses rêveries, séchant ses larmes – sans jamais les avoir remarqués, simple automatisme qu’elle ne prenait plus le temps de saisir – Shion avait un doux sourire qui ornait désormais ses lèvres rosées – ayant passé un baume à lèvres dessus au réveil – alors qu’elle posait son regard sur Azrael.

« Bonjour Azrael. » Sa voix était tendre, harmonieuse, comme elle l’avait toujours été. « J’espère que tu as réussi à te reposer un petit peu. » Elle en doutait, Shion n’était pas bête, se doutant parfaitement qu’il avait certainement trop réfléchi. « Tu sais bien que tu ne seras jamais une gêne à mes yeux, et puis, je suis souvent seule alors un peu de compagnie ne peut pas me faire de mal. » Ses lèvres se courbaient un peu plus encore, ses cheveux fins caressant ses épaules, avant de laisser une main se perdre dedans, jouant avec une mèche.

Le kimono parfaitement apprêté, elle en froissait pourtant les tissus en triturant le tissu, les yeux un instant baissés. « Oui, comme toujours, tu sais bien qu’il est un acharné. » Un rire se faisait entendre, doux, tout aussi doux qu’elle ne l’était. « Tu veux boire ou manger quelque chose ? Il reste du café, mais je peux aussi te faire du thé, j’ai peut-être quelques jus de fruits. » Polie, comme toujours, elle ne délaissait pas son sourire, jamais. Parce que Shion était ainsi, elle était aussi faible qu’elle n’était forte.

Il lui était précieux, presque autant qu’Haruka ne l’était – mais pas comme lui, celui dont elle n’arrivait plus à se souvenir du nom. Azrael était un ami qu’elle aimait tendrement, une personne a qui elle voudrait offrir des sourires sincères et pas ces courbes noyées dans la tristesse d’un amour qu’elle a oublié. Il n’avait pas changé, à ses yeux, il restait le même qu’aux douces années d’études : elle avait presque envie de pleurer à ces souvenirs brouillés. « J’en suis rassurée dans ce cas. » Elle souhaitait qu’il aille mieux, que la peine ne pèse pas sur son cœur comme elle pesait sur le sien, car jamais elle ne voudrait que son ami devienne comme elle, si lamentable face à la perte d’un amour, n’arrivant pas à se séparer de la douleur qui étouffe son cœur.

Il ne changeait pas, elle se dit même qu’il ne changera jamais, pourquoi devrait-il être différent alors qu’il semble à l’aise avec lui-même. Elle ne sait plus, elle ne comprend pas ses pensées, se perd, se tord dans un esprit qu’elle oublie : un souvenir en moins, d’autres flous, d’autres nouveaux qui semblent pourtant s’effacer si vite : elle est victime de sa dépression, des douleurs qui la font devenir folle. Douce, elle se noie dans sa misère, elle ne respire plus, l’air lui manque, mais elle sourit doucement : parce qu’elle ne laissera jamais paraître les maux qui étranglent son cœur. « Du café alors. » Du café, elle se le répète, du café, pour ne pas oublier, du café, parce qu’il remarquerait qu’elle est chamboulée. Les mains légèrement tremblantes, elle lui sert une tasse avant de lui tendre, lui montrant le lait et le sucre s’il en désirait.

« Qu’est-ce que je fais… ? » Qu’est-ce qu’elle faisait, elle ne le savait plus, qu’avait-elle fait hier afin de passer le temps ? Rien ne lui revenait, elle semblait perdue, peu sûre d’elle, mais après un faible rire elle inventait. « Je lis, je m’occupe comme je le peux à vrai dire, je n’ai pas vraiment beaucoup de choses à faire, peut-être est-ce que je m’ennuie parfois… souvent… Je. » Elle ne sait plus. « Pardon. » Un sourire. « Je vais bien. » Elle ferme les yeux un instant. « Je vais très bien. Et toi ? Je, c’est bête. Tu veux en parler ? »

Son monde s’était écroulé avec sa perte, lui qu’elle avait tant aimé, il n’était plus qu’un miasme du passé. Elle se perdait dans un abime dont elle ne trouvait pas la sortie, âme égarée dans une peine qu’elle ne savait gérer. Un amour oublié, dont elle ne pouvait se séparer, quelques bribes caressant ses songes, des souvenirs qu’elle voudrait enfermer : pour ne plus jamais souffrir, parce qu’elle ne regrettait pas (il avait pu atteindre ses rêves), elle pleurait (sans en connaître la raison désormais). Son regard dans celui de son ami, elle ne pouvait que le comprendre, elle qui n’avait jamais réalisé sa perte, elle qui ne voulait pas l’entendre. « Les pertes sont toujours difficiles à accepter. » Oui, elles l’étaient bien trop, et elle ne savait pas comment agir, elle ne savait pas comment aider Azrael, peut-être ne pouvait-elle rien faire de plus que d’écouter ses maux.

Qu’avait-elle perdu déjà ?
Elle ne s’en souvenait plus.
Peut-être n’était-ce pas important.

Un sourire nostalgique ornait ses lèvres alors qu’elle prenait une gorgé de sa propre boisson, un goût amer caressant ses sens. « Tu peux rester ici le temps dont tu as besoin, je serais là pour toi Az. » Elle sera présente pour lui, bien qu’elle ne le fût pas pour son jeune frère (qu’elle ne l’était plus pour Rajan). « Tu m’as manqué. » Shion n’irait pas jusqu’à être heureuse du récent malheur du jeune homme, seulement, elle pouvait enfin le revoir : il pouvait à nouveau se mêler à son monde, à cet univers qui était et serait le sien, le monde magique. « Tu es chez toi, dans ce monde. » Le monde moldu n’était pas fait pour lui, il n’était pas fait pour les sorciers. Ils vivaient autrement, rester dans le secret vis-à-vis de sa famille n’était pas la solution, car ses enfants étaient la preuve de sa véritable nature.

C’était ainsi.
Il ne pouvait rien y faire.
Les chaînes du destin s’emmêlant à ses membres.
Comme elles s’étaient mêlées aux tiens.

L’ombre d’une silhouette hantait sa mémoire, un songe qu’elle n’arrivait pas à chasser, elle qui était entourée d’un épais brouillard, ne laissant face à elle qu’une personne dont elle ignorait l’existence. Son monde n’avait plus de couleur, un ciel gris trônant au-dessus d’elle, enchainée à un sol boueux : bribes de souvenirs jetés, oubliés pour éviter de pleurer. Un doux sourire sur ses lèvres rosées, elle ne pleurait plus depuis des années, ses larmes l’avaient elles aussi abandonné, elle fuyait sa peine par le biais de l’oubli : car il était bien plus simple de ne pas y penser. Son nom semblait être un écho lointain, tout comme de tendres moments lui avaient échappé : peut-être n’était-ce là qu’une forme de démence inavouée.

Mains jointes, comme dans une prière silencieuse, elle observait son ami de ses yeux azurés, il n’avait pas tant changé, bien qu’elle remarquât les cernes et les joues creusées qui ornaient ses traits. La magie fait partie de toi, elle coule dans tes veines, alors tu ne peux pas l’oublier. Une voix calme, douce, comme un murmure. Elle avait toujours été ainsi, d’une tendresse à la fois charmante et effrayante, car ses yeux ne semblaient plus si beaux qu’autrefois. Shion était une belle femme, formes généreuses et peau délicate, seulement elle semblait être plus maigre, la fatigue grignotant sa beauté.

Elle était une fleur en train de faner.

Je suis certaine que tu trouveras quoi faire, le monde est vaste, et tu es un homme plein de talents. Un rire, cristallin comme une mélodie, de ses doigts elle caressait la tasse, pensive. Elle n’était plus rien, cadavre déambulant, un bout de son âme arrachée à la perte de l’homme qu’elle aimait. Je ne sais pas. D’une voix quasi silencieuse. J'aimerais le revoir... Silence. Hein...? Qu'est-ce que je raconte, excuse-moi. Ses yeux s’abaissèrent. Je voudrais vivre à nouveau. Car elle ne vivait plus depuis longtemps déjà. Je suis toujours seule ici, Haruka n’est que très peu présent. Un sourire, mélancolique. Je ne lui en veux pas. Elle était la seule coupable de sa situation, Shion, pauvre miséreuse recherchant une vie perdue. Je ne sais plus comment on vit, alors, comment pourrais-je savoir ce que je désire ? Le revoir, lui, une nouvelle fois.

L’oublie était une chose douloureuse, une sensation désagréable impossible a chasser, comme une maladie incurable dont on ne trouve aucun remède. Shion le savait pertinemment, sa mémoire se brisant doucement, ses souvenirs devenaient flous alors que les visages s’effaçaient des paysages d’antan. Elle se revoyait heureuse dans les bras d’un homme qu’elle ne savait nommer, un sourire resplendissant alors qu’elle n’avait pas encore fanée : mais son visage n’était plus, tout comme elle doutait sans cesse de son existence. Rêve illusoire, ou simple réminiscence déformée par l’oubliette, elle ne savait plus quoi en penser : Shion était au courant que de nombreux souvenirs l’avaient quitté à jamais, seulement elle ne se rappelait pas de tout, oubliant des moments qu’elle aurait voulu se remémorer. Oublier est horrible. Une souffrance dont elle voudrait échapper. On ne peut fuir ce sentiment constant, cette sensation de ne plus se souvenir d’une chose qui nous était pourtant si importante. (Rajan, lui qui n’était plus qu’une ombre dans ses pensées, un tigre qui la hantait). Il est horrible de ne plus se souvenir. Et elle savait de quoi elle parlait.

Indécise, désespérée par une vie qu’elle ne voulait pas mener, par un destin qu’elle aurait voulu effacer. Simple femme au foyer, elle qui était si brillante par le passé, n’était plus d’une étoile sans lumière. Shion avait perdu en splendeur (tout en perdant Rajan), encore passionnée mais ne sachant que faire de ses connaissances, elle ne s’était jamais questionnée sur ce que le futur pouvait lui offrir. Peut-être devrait-elle y songer un peu plus, à un métier qui occuperait ses journées, ses pensées. Je vais y réfléchir. Oui, elle allait se pencher sur le sujet. Nous trouverons quoi faire de nos vies. Doux sourire sur ses lèvres, elle caressait doucement du bout de ses doigts les tissus de sa robe. Ils n’étaient pas fait pour rester à ne rien faire, elle ne voulait pas s’apitoyer sur son sort encore des années, mariée à son ami : elle ne devait pas se montrer si malheureuse, elle n’en avait pas le droit. Je suis sûre que toi aussi, tu as un bel avenir face à toi. Nous sommes encore jeunes.

L’avenir était devant, il suffisait de saisir les opportunités, de s’ouvrir au monde et d’accepter un bonheur trop longtemps refoulé. Arrachée à sa liberté par un géniteur au cœur gelé, Shion avait depuis longtemps abandonnée l’idée de s’offrir un futur comblé. Elle se voyait seulement femme au foyer, à sourire hypocritement à ceux qui la féliciteraient de son existence, fatiguée de n’être qu’une femme.

Un doux sourire se dessinait sur ses lèvres, son regard teinté d’une vague tristesse qui ne partait plus désormais – comme enracinée au plus profond de son être. Elle n’était plus que le patin de son sang, une femme bonne à la déchetterie, divorcée et sans enfant, nul ne voudrait d’elle désormais. Son nom n’était rien qu’un poids, des bribes d’un visage dans sa mémoire, un sourire qu’elle aima un jour, qu’elle avait oublié depuis longtemps.

Un souvenir qu’elle pensait inoubliable mais qui n’était plus rien, une rature qu’elle ne pouvait déchiffrer. Oui, tu as raison, le monde s’offre à nous deux. N’est-ce pas. Elle l’espérait, Shion, elle désirait une vie paisible, joyeuse. Bien qu’elle pensait encore cela impensable, elle osa y songer un instant.

Un instant gravé sous le souvenir d’un homme qu’elle ne reverrait jamais. Qu’elle avait effacé pour son propre bien, déchirée de l’intérieur, brisée à jamais par un destin aux notes trop cruelles.

Elle se levait, un sourire pour son ami. Je dois faire quelques affaires, je suis à l’étage si tu as besoin. Fais comme chez toi. Et elle s’éloignait, simplement. N’osant pas affronter les maux de son cœur.