Takeo,

Longtemps durant je me suis targué de la fierté du nom familial : Ueda ! symbole d’importance, le prestige à l’état brut, le long assermentissement de la connaissance, l’Industrie de la potion à son apogée ! de même que celle de ses dérives.

Ah, regarde : l’estime de ce nom m’est aujourd’hui ôté. J’ai commis la trahison, cette même ignominie en nom et pour compte de la survie d’un seul membre de ce même carcan familial. Pas moi-même, évidemment, mais Poppy. T’ai-je déjà parlé de ma cousine ? Sans doute, car je l’aime comme un bon frère aime sa sœur ; du moins je le crois, car je l’aime plus que je n’aime ma propre sœur, et pour cette raison même, j’ai trahi les Ueda sans remords.
Vois-tu, il me fallait occire Takumi et brûler notre amitié sur le bûcher des idéaux. Quelle ironie ! ce sont les idéaux qui nous perdront : si l’idéal de ma famille trempait la moelle de mes os alors la lame de mon plus proche ami aurait immanquablement trouvé son but et Poppy ne serait que poussière.

T’ai-je dit que cela n’est point mon unique faute ?
J’ai ouï dire que toute la branche ryuunosuke venait d’être exterminée. Adieux lointains cousins, adieux frères, sœurs, oncles et tantes, pères et mères. Puissiez-vous reposer dans la paix, si ce n’est pour ma propre âme plus que les vôtres.
Il semblerait que pèse sur les épaules le poids de nombreuses vies : que serait-il advenu, nombre de saisons auparavant, en ce maudit mois de juillet, si loin que ma conscience peine à en mesurer l’écoulement ; que serait-il advenu si ma langue avait été tempérée, ma fougue restreinte, mon audace amoindrie, si mon bras retenu devant Hidenori ? Aurais-je pu laisser impunie la menace que cet homme faisait planer sur mes neveux ? Sur Ange, dont je voudrais tant ôter la garde à mon honni de frère, sur Hotaru, dont le père —mon frère, encore un ! — coule désormais sa maudite existence entres les murs proportionnellement faits de pierre et de sang de Haragoku.
Ah, pour cela j’ai été châtié, un jugement rendu haut et clair par nul autre qu’Hidejiroo, oncle et chef de ce bienaimé clan, secondé par sa fille, ma cousine si ce n’est ma très chère sœur Poppy. Aurait-il fallu que je suspende ma main alors que celle d’Hidenori s’était d’ores et déjà abattue sur ma famille ? Aurait-il fallu que je laisse Takumi m’ôter la vie, ôter celle de Poppy, pour les idéaux auxquels on me condamne de manquement aujourd’hui ?
Je ne déteste rien de plus que les idéaux que la fabulation d’un.

Prépare ton pire saké — assez pour assommer un bœuf — les circonstances l’exigent.
Si ma tête ne roule pas sur le seuil du domaine des Ueda d’ici la prochaine lune, si mon cou ne heurte pas le billot et ma nuque rencontre le couperet de Seimei, alors tu pourras apercevoir ma peau de traître, mes yeux de traître et mes os de traître dans l’encadrement de ta porte. Au moins parviendrai-je à t’épargner le douloureux regard de mon visage dépouillé de métamorphomagie : petite aubaine que nous devons aux dieux !

Tu me trouveras aisément, je serai sur le tapis.

Saburoo,


10 février 1998