il a vu la guerre
ah dès son plus jeune âge
car il fut fait du sang le plus sensible
il a senti comme l'air empestait
le carnage l'horreur la mort
et l'enfant encore vierge
dénué d'histoire de souvenirs de conscience,
il a vu la guerre
entre les vivants et les arbres il a vu
les esprits les regrets les victimes
innocents hâtivement condamnés
moldus fauchés avant l'heure
yuurei étouffants
par dizaines,
par centaines,
là, entre les murs derrière les fenêtres au milieu des rues
l'impureté l'immondice le crime
l'harmonie perturbée les fantômes lourds,
lourds de douleur et de remords
et l'enfant alors jeune
ne pouvait qu'observer les rondes infâmes
et les valses de ses aînés
— nous leur offrons le repos,
nous purifions nos terres de ces énergies néfastes
nous rétablissons l'harmonie disaient-ils
au bambin étourdi de spectres

lui, il a porté son regard
sur les lettres l’encre l’art
sur la magie qui imprègne l’existence
qui emprunt les racines les fleuves les cieux
qui sublime les sons et anime les courbes ;
il a dédié son énergie
à rendre hommage à l’harmonie
à vénérer le divin à peindre la nature
il a voué son encre
à l’idéale, intangible, éternelle
beauté
car il a toujours pensé
qu’elle pouvait aider le monde

prodige parmi les lettrés, talent parmi les apprentis
c’est la sereine passion qui l’envoûta
comme ses récits elle enchanta
et l’illustre adolescent décrocha les lauriers de l’humilité
alors que trônait son génie
— à Mahoutokoro ;
Sugawara invétéré
piété incarnée, curieux avéré
il se nourrit d’histoire, de mythes,
de connaissances
et nourrit à son tour frères et soeurs
qui acclamèrent son talent :
ah lui, dirent-ils, deviendra un maître,
il partagera aux dignes
ce noble art qui l’élève

mais pour enseigner il faut apprendre
et pour apprendre il faut partir ;
l’étudiant se rendit en Chine
et franchit également
les frontières de son art
les limites entre le blanc et le noir
la matière et la pensée
le rêve et la magie
ah comme il a progressé
comme il est studieux
comme il est dévoué
remarqua son maître
et l'on a rarement vu
tel esprit
telle inspiration
telle patience

le calligraphe passionné
des années durant
effleura la félicité
de l’artiste fructueux
il se complut entre encre et enchantements
érigea le pinceau en extension de sa main
en prolongement de sa pensée
et ravit bien des regards bien des éloges
par la grâce vivace et sagace
de ses tracés

et lorsqu’il fut prêt
il sut,
illustre Sugawara,
que le temps fut venu
de partager
de montrer
de guider,
ceux qui le suivraient
car c’est ainsi que l’on veille à l’harmonie ;
quinze ans durant il disposa son talent
aux apprentis sorciers de sa contrée
dizaines d’adolescents impressionnés
par sa tranquille pédagogie

puis vint Kurosawa
et partit Sugawara
il y avait ce je-ne-sais-quoi
cet infime pressentiment
cette poussière sur le tableau,
qui lui souffla l’humble retraite
sept années durant
— sept années de méditation, de paix, de calme avant une tempête
sept années il travailla
à s’approcher un peu plus
à tendre encore
vers l’intangible perfection de son art
et quand partit Kurosawa
laissant constellations de décombres
de cendres de blessures
ah quand partit le scélérat
revint Sugawara

il entrevit la guerre ah
dans les yeux de ses élèves
dans les nouvelles qu’on lui a rapportées
dans les mensonges du ministère
dans la fuite des renégats
dans la peine qui imprégnait l’air
il entrevit la guerre
et il voulut, à sa manière
la prévenir, désarmer les drames
préserver l’équilibre
il sentit, le professeur
qu’à nouveau sa place
se trouvait sur cette île.